Polexandre (732-1632) : repentirs uchroniques

  • Polexandre (732-1632): A Case of Counterfactual Remorse

DOI : 10.54563/gfhla.327

Résumé

What if Uchronia had been invented during the 17th Century? In the novel Polexandre, Marin Le Roy de Gomberville recycled an old project of his, i.e. a chronicle of the Last Valois Kings, mixing facts and fiction with a lot of freedom. As he stated in Le Discours sur les Vices et les Vertus de l’Histoire (Discourse on the vices and virtues of History), true history could offend and had to be transformed. Invention is based on a “normalized narrative of the real past” (Singles). Parallels between past and present enable the writer to express regrets and to imagine plausible divergent histories, directly influenced by the preoccupations of the time. The narration questions the foundation of History itself and of the received identity of famous historical figures.

Texte

Et si l’uchronie avait existé au XVIIe siècle ? Gomberville aurait-il publié en 1632 un roman inachevé intitulé Polexandre, en choisissant comme point de divergence « la journée de Tours » en 7321 ? Si l’« uchronie », comme dénomination et comme pratique littéraires, naît au xixe siècle et s’impose comme un genre reconnu et populaire au siècle suivant2, l’histoire contrefactuelle (« historical counterfactualism »3), qu’elle soit spéculative ou narrative, trouve des attestations dans l’Antiquité et des antécédents à l’époque moderne. La méditation sur les possibles non actualisés ou les futurs contingents infuse la philosophie de Pascal et soutient la Théodicée leibnizienne. L’abbé de Pure, bien avant Louis-Sébastien Mercier, produit en 1659 sous le titre d’Épigone une « histoire du siècle futur » qui relève aussi bien du récit d’anticipation que de l’uchronie avant la lettre4.

À l’âge classique, l’histoire, fondée sur l’exemplarité d’« hommes illustres », dont les choix et les actions déterminent les événements marquants des destinées collectives, paraît même entretenir une affinité particulière avec l’analyse contrefactuelle5. Si les débats contemporains suscités par la mise en œuvre de nouvelles méthodes historiographiques (« new historicism ») ont pu conduire à une prudente séparation entre histoire contrefactuelle et fiction uchronique, l’époque moderne semble au contraire propice à une confrontation, voire à une confusion des discours, puisque des polygraphes comme Gomberville conjuguent avec profit invention romanesque et réflexion historiographique. Non seulement l’invention contrefactuelle résout fructueusement l’aporie aristotélicienne qui condamne l’histoire et la fiction narrative à des fonctions et des usages irréductiblement différents, mais elle répond à certaines hantises qui préoccupent la pensée moderne6. Supposons donc, au titre d’une « fiction de méthode » ou d’une hypothèse de travail sans doute elle-même contrefactuelle7, que l’uchronie existe bel et bien au XVIIe siècle, et que Marin Le Roy de Gomberville en soit l’un des premiers promoteurs.

La série romanesque des Polexandre (1619-1641), inaugurée en 1619 avec L’Exil de Polexandre et d’Ériclée, constitue un laboratoire romanesque inédit en son temps8. La filiation et le provignement de ces différentes versions alternatives se mesurent à la lecture des incipits successifs des quatre éditions parues en 1619, 1629, 1632 et 1637. Un air de famille les apparente, puisque chaque réécriture sollicite une même situation initiale : des personnages, lectores in fabula, aperçoivent « un homme qui du plus haut d’un rocher se precipitoit dans la mer »9. L’invention romanesque ne procède pas de façon linéaire ou incrémentale, elle évolue par variations, de façon « excentrique et excentrée »10, elle entrelace les fils narratifs, et embrasse des possibilités imaginaires qu’elle avait semblé un moment délaisser. En 1619 en effet, ce « spectacle meslé d’horreur et de pitié » prend place au large de la Sicile, sous le règne d’Henri II. La même scénographie est reprise en 1632, mais ce sont Childebrand, le frère cadet de Charles Martel, et Bajazet, un chrétien dissimulé sous l’habit d’un corsaire maure, qui regardent l’inconnu se précipiter d’un écueil. En 1629, la Sicile avait été remplacée par la Grèce, puisque le roman s’ouvrait sur la bataille de Lépante (1571), qui oppose les Ottomans aux armées de Charles Quint. À partir de 1637, Gomberville fixe les aventures de ses héros au XVe siècle, et c’est Iphidamante, le frère fictif de Polexandre, grimé en « jeune Turc », qui accoste dans une rade des Canaries et introduit le lecteur dans l’univers de la fiction. La création de Gomberville sollicite un lecteur capable de reconnaître et d’apprécier les ressemblances et les divergences narratives ou structurelles, car elle se plaît aux réflexions spéculaires et aux variations anamorphotiques autour d’une trame fixe11 : une scène pathétique et surprenante (un homme se précipite dans la mer) ; un contexte guerrier (un combat naval mettant aux prises des belligérants aux convictions religieuses différentes) ; un trio de personnages (Bajazet, Zelmatide, et selon les cas, Polexandre ou son frère).

Les aventures maritimes de Polexandre, longtemps suspendues, marquent ainsi autant de jalons d’une réflexion complexe et constante sur les relations entre histoire et fiction. Dans le premier volume de la « franchise » Polexandre, le héros survient tardivement dans l’intrigue, au détour d’une histoire enchâssée qui raconte en abyme ses tribulations. En 1629, Polexandre participe aux conflits civils du règne de Charles IX. Sans doute Gomberville recycle-t-il ici le matériau d’un ancien projet longtemps caressé, puis finalement abandonné, une chronique des derniers Valois. Polexandre raconte ainsi sa jeunesse à Bajazet et à Zelmatide, il introduit ses auditeurs à la cour de François II et de Charles IX, leur décrit les fêtes fastueuses de Fontainebleau, les batailles de Jarnac et de Moncontour, la paix de Saint-Germain, l’élection du duc d’Anjou à la couronne de Pologne. Le récit s’arrête au seuil du massacre de la Saint-Barthélemy12. « Polexandre » est le pseudonyme choisi par un noble de haut parage dont l’engagement politique et militaire auprès des « Malcontents » aurait précipité la disgrâce13. Charles IX et Catherine de Médicis le soupçonnent en effet de sympathies huguenotes, et contrarient ses projets amoureux, en songeant à unir Olimpe, sa maîtresse, à Phélismond, le favori et le successeur du roi de Danemark. Le roman prend la tournure de l’histoire secrète14, qui double d’épisodes fictifs et particuliers la trame générale de l’histoire collective. Certaines pages de L’Exil de Polexandre présentent les personnages du passé « dans leur déshabillé » (selon la formule de Mme de Villedieu dans ses Annales galantes) et annoncent la nouvelle historique et galante qui s’impose dans la seconde moitié du XVIIe siècle15. Le héros jouit d’une véritable autonomie fictionnelle ; Gomberville se garde de projeter sur lui ses nostalgies ou ses idéaux politiques16. En effet, si le volume est dédié à Nicole de Lorraine, parente de la maison de Guise, Polexandre, courtisan disgracié, campe un noble « malcontent », qui hérite de son père une situation délicate à l’égard du roi, au point qu’il se voit suspecté de soutenir les chefs du parti protestant, en particulier le prince de Condé. En 1632 paraissent deux tomes qui, sous le simple titre de Polexandre, relatent les aventures inachevées du héros éponyme devenu Charles Martel17. Son ultime métamorphose en 1637 le transforme en roi des Canaries, éperdument épris d’Alcidiane, princesse de l’île inaccessible. L’utopie insulaire l’emporte sur la vraisemblance historique18, et si Polexandre assiste fugitivement aux noces du roi Charles VIII et de la duchesse Anne de Bretagne, le récit n’est ancré dans aucun « chronotope » précis19. Le roman d’aventure, s’il conserve une ambition savante et encyclopédique20, s’éloigne de toute préoccupation historique21 pour emporter le lecteur au large de son actualité.

L’ébauche de 1632 occupe une place originale dans cette série romanesque. L’intrication du récit historique et de la fiction ne relève ni de l’histoire secrète, ni de l’application à clefs22, ni de la polygraphie, mais d’une exploration contrefactuelle qui trouve un écho dans un essai historiographique que Gomberville dédie au chancelier Du Vair quand il commence sa carrière de « professionnel des lettres » : Le Discours sur les vices et les vertus de l’histoire, ou la manière de la bien écrire (1620). La singulière audace de cette proposition romanesque aurait en effet, selon le témoignage de l’avis « aux honestes gens » qui suit l’épître dédicatoire adressée à Louis XIII, attiré à son auteur les critiques d’esprits un peu trop « délicats » :

J’oubliois de vous advertir qu’à la Cour il y a des oreilles si delicates qu’elles n’ont pu souffrir un nom que l’histoire veritable m’a forcé de mettre dans la fabuleuse. J’avouë que je pouvois violer cette loy sans me rendre criminel, mais je n’ay pas cru que ma complaisance me dût obliger à debaptiser un Prince qui est mort il y a plus de neuf cent ans […].23

Longtemps différée, l’apparition de Polexandre, nom de baptême de Charles Martel, fils adultérin de Pépin II et d’une concubine nommée Althéide [Alpaïde], intervient au cinquième livre du premier tome. Son frère Childebrand, que le lecteur suit depuis les premières pages du roman24, le retrouve alors sur le champ de bataille où il ferraille contre le prince de Bavière. Deux récits enchâssés permettent à Childebrand de raconter à Bajazet, puis, au début du second tome, à sa maîtresse Cintille, les aventures prodigieuses et les exploits effectués par Polexandre avant le début de l’ouvrage, dont l’action se déroule à la veille de la « journée de Tours », vers 729 : Bajazet est en effet envoyé par Abderame [Abd al-Rahmân al-Ghâfiqî] à la poursuite de Munizie [Munnuza], un chef berbère qui a trahi les Sarrasins en s’alliant au duc d’Aquitaine Eudon [Eude], l’ennemi de Polexandre. La fin du premier tome relate l’exécution de Munizie à Cerdagne, et le ralliement d’Eudon à Polexandre, qui, pensant avoir rétabli une « paix de longue durée », s’en retourne à Orléans, dans l’espérance de retrouver Olimpe.

L’uchronie fait fonds sur une vulgate historique (« a normalized narrative of the real past » selon la formule de K. Singles) qui permet au diligent lecteur d’apprécier immédiatement et sans érudition particulière les effets de divergence produits par le romancier25. Ainsi Gomberville confond-t-il au gré des situations les ennemis qu’affrontent Polexandre et les siens ; il utilise sans grande discrétion les termes d’« Arabes », de « Sarrazins », ou de « Maures ». Il nomme, selon l’usage courant, les chefs musulmans « Mirammolins », quand l’historien Scipion Dupleix enjoint son docte lecteur de préférer l’expression « émir momin »26. En inscrivant sa fiction dans les marges d’une histoire connue et récemment rappelée à la mémoire de ses contemporains27, Gomberville peut s’épargner une fastidieuse datation des événements auxquels il se contente de faire allusion en évoquant les noms fameux de leurs protagonistes légendaires : le mariage de Munizie et de Momerane, la fille d’Eudon, duc d’Aquitaine ; les amours adultères de Pépin et d’Althéide ; les combats victorieux de Polexandre, qui fédère sous son pouvoir l’Austrasie et la Neustrie, en Germanie, en Bavière et en Frise ; l’emprisonnement de Polexandre par sa belle-mère Plectrude.

Tendu entre analepse et prolepse, anticipation oraculaire et histoire enchâssée, le récit, ménageant suspense et curiosité, contourne savamment l’événement qui l’obsède. Fin d’une narration obstinément inachevée, la relation de la « bataille de Tours » est annoncée, constamment éludée. Quand, au début du second tome, Polexandre et Olimpe se retrouvent brièvement à Paris, la jeune femme prophétise la victoire finale de son amant :

pour se continuer le plaisir de voir Olimpe, il [Polexandre] luy conta toutes les revolutions qui estoient arrivées en Espagne depuis la mort de Munizie, & comme s’il eust connu l’advenir, l’asseura qu’Abderame se faisoit peu à peu un chemin à la conqueste de toute la Chrestienté. A ce mot Olimpe sousriant avec sa grace accoustumée, interrompit Polexandre, & prenant l’occasion de le loüer ; la Chrestienté luy dit elle, & la France en particulier, auroient sujet de craindre cette horrible infortune si vous les abandonniez au besoin ; mais elles attendent toutes deux de vostre courage la protection qu’elles y ont tousjours trouvée.28

Le récit épique de la bataille de Tours reste à l’horizon du texte, promesse non tenue d’un roman prématurément abandonné par son auteur29.

Un usage savant de la pseudonymie et de l’homonymie permet au romancier d’embrayer la fiction uchronique qu’il se plaît cependant à désamorcer aussitôt. Certains personnages emblématiques possèdent en effet un double nom, comme Polexandre30 ou son père, Pépin, également appelé « Anchise », tel le père d’Énée dans la geste troyenne. Les feintes onomastiques suturent fiction et histoire, et lèvent le ferment de l’imagination contrefactuelle. Le jeu avec l’histoire s’autorise également de discrets effets « caméo », clins d’œil à la curiosité et à la culture historiques du lecteur, peut-être étonné de rencontrer, parmi les personnages secondaires, un Tibère, un Héraclius, un Justinien ou un Clovis. Ce dernier personnage est le père d’Olimpe, comme Childebrand l’apprend à sa maîtresse Cintille :

Vous aurez agreable, Madame, avant que je passe outre, que je vous fasse particulièrement entendre une chose qui est tout le secret de cette histoire. Sçachez qu’un peu devant le dernier voyage qu’Anchise fit en l’Isle d’Amistrache, florissoit en France un Prince du sang du grand Clovis. Il se nommoit Clovis de mesme que son predecesseur & avoit espousé une Princesse Françoise nommée Algeside. La premiere année de ce mariage fut une feste continuelle parmy les François, mais comme si Dieu eust voulu confirmer par quelque fameux exemple, la fragilité des choses du monde, il permit qu’Algeside estant accouchée d’une fille, mourut contre l’attente & l’opinion de toute la cour.31

L’uchronie, à mesure qu’elle progresse dans le récit, efface ses traces, et l’histoire légendaire reprend ses droits. La jeune Olimpe est courtisée, puis enlevée par Eudon, le duc d’Aquitaine. Pour jouir à son aise de la compagnie de la jeune femme tout en déjouant les soupçons de Polexandre, il prétend qu’elle est morte et conduit sa pompe funèbre à la basilique de Saint-Denis. Polexandre et Polémandre, croisant le funeste convoi, apprennent d’une femme endeuillée que le corbillard transporte « la Princesse Olimpe que le Duc d’Aquitaine envoye à Sainct Denis en France, pour estre mise dans le tombeau des Roys ses predecesseurs ». Ils découvrent bientôt le subterfuge tramé par Eudon et la substitution d’une jeune femme défunte à Olimpe32. La dépouille du personnage sera aussitôt retirée du royal tombeau romanesque qu’elle avait, un bref moment, dans l’imagination du lecteur, occupé. Les repentirs narratifs, l’inachèvement du roman, s’ils permettent au lecteur de rêver à un univers parallèle, potentiellement divergent de l’histoire communément rapportée, autorisent autant qu’ils entravent le déploiement d’une authentique expérimentation contrefactuelle. Le geste de Gomberville peut sembler, au regard d’une économie de l’invention et de la vraisemblance romanesques, particulièrement coûteux. L’échec du Polexandre de 1632 permet de mieux comprendre les solutions narratives finalement retenues en 1637, en particulier le relatif désancrage historique ultérieur de la fiction.

Même à l’état d’ébauche, la tentative uchronique de 1632 rencontre les préoccupations des lecteurs contemporains. En l’instituant narrateur principal des aventures du héros, Gomberville donne une importance et une saillance particulière à Childebrand, personnage par ailleurs discret dans les chroniques alors disponibles, même si Scipion Dupleix le montre combattant les Sarrasins à Tours. Déléguer la narration au frère de Polexandre constitue un procédé efficace, qui suscite l’empathie et l’intérêt du lecteur à l’endroit d’un protagoniste dont l’apparition dans le roman est longuement, et peut-être maladroitement, différée. Une certaine autorité est conférée à Childebrand, dont se prévaut, à la même époque, la race capétienne pour revendiquer l’héritage carolingien contre l’Espagne33. Assimiler le « maire du Palais » Charles Martel à Polexandre, et Polexandre à Louis XIII, comme le fait Gomberville dans l’épitre dédicatoire du premier volume34, investit d’une légitimité nouvelle le fondateur de la « deuxième race » des rois de France, souvent traité comme un usurpateur à la réputation controversée, et, en retour, fonde en droit et en tradition un changement dynastique récent rendu nécessaire par les discordes civiles et la défaillance du monarque régnant. Charles Martel, comme Henri IV, a su fédérer par son action sinon la nation, du moins le peuple que, par un anachronisme contrôlé, Gomberville baptise indistinctement du nom de « gaulois », de « franc », ou de « français ». Le siècle de Gomberville, féru de Tacite, est prompt à dresser des parallèles entre des contextes historiques éloignés (similitudo temporum), afin de mieux comprendre le présent et agir avec prudence.

Lire le Polexandre de 1632 comme une uchronie ne revient toutefois pas seulement à apprécier ses miroitements intertextuels ou à déployer ses possibles applications politiques contemporaines. Les jeux de spécularité auxquels s’adonne Gomberville, à l’échelle de la série romanesque entière ou de l’une de ses versions seulement, impliquent une conception de la fiction comme hypothèse historiographique et juridique contrefactuelle35, soustraite à la polémique, mais capable d’instituer et de penser les formes contingentes de vie commune actuelles. Comme uchronie dynastique, le Polexandre de 1632 explore moins un possible point de divergence appliqué à la bataille de Poitiers que « a juncture that is widely recognized to have been both crucial and underdetermined »36. Il invite le lecteur à considérer la succession des rois comme une fiction juridique, une interprétation historique relative et falsifiable, et à comprendre l’avènement des Carolingiens à la mort de Charles Martel comme un événement contingent que ses conséquences historiques ont rendu nécessaire. L’uchronie repose sur un paradoxe confinant au paralogisme, qui la disqualifie peut-être du strict point de vue scientifique, mais lui donne une singulière puissance heuristique. La narration uchronique développe en effet, dans un monde possible, les conséquences nécessaires d’un événement historique posé comme contingent et susceptible de variation par rapport à la donnée historique avérée (le « point de divergence ») : « The point of divergence relies upon the principle of contingency, while the continuing variance from the normalized narrative of the real past – that is, the rest of the narrative – relies on the principle of necessity. »37 Elle explore une solution de continuité historique délicate, que l’épître dédicatoire du Discours des vertus et des vices de l’histoire, adressée à Guillaume Du Vair, pointait dès 1620 :

Ne m’avouërez-vous pas, Monseigneur, que vous n’avez jamais lu presque toutes les Histoires de France, que la confusion, que les impertinences, & que les ordures dont elles sont remplies, ne vous les ayent rendu contemptibles & fascheuses, & ne vous ayent forcé malgré vostre naturelle debonnaireté de vous courroucer contre ceux qui nous les ont laissées ? Les uns mettent indiscrettement les usurpateurs de ceste couronne au nombre glorieux de nos Rois, les autres emplissent leurs livres d’ignorances, d’impostures & d’invectives, & presque tous y apportent si peu de prudence, que je me suis permis de faire voir en ce discours leurs prodiges, & de monstrer ce que je sçay des vertus qui peuvent rendre les histoires immortelles. J’espère, Monseigneur, si vous avez ce discours agreable, que je vous en feray bientost voir un autre, dans lequel prouvant que le Roy qui regne glorieusement aujourd’huy n’est que LOUIS XII. du nom, j’apprendray à ceux qui ne le sçavent pas, la difference qu’il faut mettre entre nos legitimes Roys & entre ceux qui durant leur minorité ou qui durant la confusion du gouvernement ont usurpé leur Throsne & leur puissance. C’est pourquoy, Monseigneur, sçachant combien ces entreprises sont delicates, & combien il est dangereux en de semblables occasions de se plaire aux flatteries de sa propre opinion, je prens la hardiesse de soubmettre ce discours à la censure de vostre grand jugement […].38 

Et si Louis XIII n’était que Louis XII ? Et si Charles Martel n’était pas le fondateur de la dynastie carolingienne, mais un usurpateur chanceux ?

Il convient en effet d’ouvrir la lecture du Polexandre de 1632 à son contexte de réception39. Charles Martel n’est pas une figure historique consensuelle, surtout auprès des historiographes que Gomberville prend à parti dans son Discours sur les vertus et les vices de l’histoire. Si Scipion Dupleix entonne son panégyrique, en comparant ce souverain absolu à César40, et en le disculpant des accusations de saint Eucher41, d’autres historiographes semblent plus embarrassés, comme Étienne Pasquier42, du Haillan43, ou Pierre Matthieu44, qui fustigent l’ambition manœuvrière d’un tyran, mais célèbrent la divine punition détrônant les rois fainéants. Claude Fauchet atténue l’usurpation de Charles Martel, qui a respecté les rois légitimes, et a agi sous l’égide de leur autorité, quand bien même leur personne était indigne de ces hautes fonctions. Charles Martel aurait été investi du titre de « prince » ou de « duc des Francs » avec l’aveu d’un Parlement (placitum)45, qui, selon Bernard de Girard du Haillan, serait l’ancêtre des États-Généraux. Les auteurs protestants, comme François Hotman46 ou Jean de Serres47, utilisent l’exemple de Charles Martel pour prouver qu’il existe des formes de succession monarchique légitimes quoique non héréditaires. Ils vantent un idéal de monarchie mixte ou tempérée, les « rois fainéants », « rois en masque », apparaissant comme des tyrans d’exercice voués à la déposition. Selon Jean de Serres, ce sont les qualités morales de Charles Martel, prouvées par ses exploits militaires et ses succès diplomatiques, ainsi que la volonté du Parlement des Francs, qui lui ont permis, sans usurpation, de détrôner de fait des princes devenus indignes de l’être et d’accéder à une forme d’autorité royale, pleinement endossée par ses successeurs48.

La figure duplice de Charles Martel-Polexandre trouve, dans la fiction même, un autre répondant : Phélismond, favori du roi de Danemark, et rival en amour du héros. Ses aventures sont contées dans le second tome de l’édition de 1632, offert au duc de Saint-Simon. Gomberville invite le favori de Louis XIII à se reconnaître dans ce personnage valeureux49, que le roman présente comme le successeur désigné du souverain danois Gadarique. En 1637, quand Saint-Simon aura été disgracié, le second des cinq tomes du roman sera dédié à Richelieu, nouveau Polexandre50. Par les reflets spéculaires qu’elle projette dans et hors de l’univers romanesque, l’uchronie s’émancipe des célébrations officielles de l’absolutisme naissant51, pour rendre compte des bifurcations possibles de l’histoire de France. Elle propose d’« éclairer le passé à la lumière du passé » et de « dé-fataliser » l’histoire commune52, en la présentant comme une fiction régulatrice et civilisatrice qui aurait pu être différente. Il ne s’agit donc ni de célébrer en Richelieu un homme d’État providentiel, ni de dénoncer en Saint-Simon, favori encensé puis destitué, un nouveau « maire du Palais », ni de promouvoir une monarchie élective sur le modèle polonais. L’uchronie, comme méditation critique sur des possibles inactualisés, ouvre un champ de réflexion politique et juridique, qui montre à la fois la contingence radicale et la fragile nécessité du moment « absolutiste », d’une constitution créée dans le temps par des hommes.

Notes

1 C’est tardivement que le mythe de la « bataille de Poitiers (732) » s’impose comme un jalon majeur de l’histoire nationale. Pour les contemporains de Gomberville, la « journée de Tours » (selon le nom que cette journée conserve aujourd’hui encore dans l’historiographie anglo-saxonne) n’est pas clairement située dans le temps, et, selon les chroniques, elle aurait eu lieu entre 726 (Claude Fauchet, Scipion Dupleix) et 730 (Du Haillan, Jean de Serres). Elle est parfois confondue avec une bataille ultérieure, remportée en 733 par Charles Martel en Languedoc contre les Visigoths, abusivement compris sous l’intitulé, très accueillant dans sa polémicité, de « Sarrasins ». Sur cette histoire, voir William Blanc et Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l’histoire au mythe identitaire, Paris, Libertalia, 2015, p. 74. L’on notera par ailleurs que la « bataille de Poitiers » est un point de divergence choisi par certains auteurs de science-fiction contemporains, comme Jacques Boireau, dans ses Chroniques sarrasines (1988). Retour au texte

2 La notion d’« uchronie » est largement en usage dans le domaine français, mais la critique anglo-saxonne préfère l’expression « alternate history (fiction) ». Pour une histoire de l’uchronie et de ses théorisations, voir É. B. Henriet, L’Histoire revisitée, panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Paris, Encrage, 1999, p. 61-74 ; Catherine Gallagher, Telling It Like It Wasn’t. The Counterfactual Imagination in History and Fiction, Chicago & London, University of Chicago Press, 2018, p. 16-47 ; et Glyn Morgan et C. Palmer-Patel, « Introduction » à Sideways in Time : Critical Essays on Alternate History Fiction, Liverpool, Liverpool University Press, 2019, p. 11-28. Retour au texte

3 C’est la formule que retient Catherine Gallagher qui, contrairement à Kathleen Singles (Alternate History. Playing with Contingence and Necessity, Berlin-Boston, De Gruyter, 2013, p. 85-95), réunit fiction uchronique et historiographie contrefactuelle dans un même « counterfactual-historical mode », dont la définition serait que: « the discourse, whether analytical or narrative, be premised on a counterfactual-historical hypothesis, which I define as an explicit or implicit past-tense, hypothetical, conditional conjecture pursued when the antecedent condition is know to be contrary to fact ». Partant de cette définition commune à l’analyse historique et à la fiction narrative, Gallagher distingue des œuvres de spéculation historique (« counterfactual histories ») et des récits de fiction (« alternate histories » et « alternate history novels »), qui seraient apparus à des étapes successives de l’histoire : Telling It Like It Wasn’t, op. cit., p. 2. Retour au texte

4 Michel de Pure, Épigone, histoire du siècle futur, éd. Lise Leibacher-Ouvrard et Daniel Malher, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2005, 2015. Retour au texte

5 Karen Hellekson montre ainsi que l’uchronie (« alternate history text ») interroge les principales conditions ou coordonnées de l’expérience individuelle : « nexus point » (« point de divergence »), « contingency », « causality » et « agency » : The Alternate History : Refiguring Historical Time, Kent (Ohio), Kent State University Press, 2001. Retour au texte

6 Voir C. Gallagher, op. cit., p. 7: « history does not allow for exact comparisons between its always highly unusual events, episodes and personnel and […] counterfactual speculation compensates for the deficiency ». La fiction contrefactuelle ou uchronie semble ainsi compenser la contingence de la chronique historique, qui, selon Aristote, scellait son infériorité par rapport à la mimesis littéraire, capable de généralisation et donc d’instruction. Gallagher ajoute que l’uchronie « has a centuries-long connection to a constellation of basic and perennial issues: the role of human agency and responsability in history, the possibilities of historical justice and repair, and the coherence of identity – of individuals, nations, and peoples – through times » (ibid., p. 4). Retour au texte

7 Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 205-206. Retour au texte

8 Voir par exemple Laurence Plazenet, « Gomberville et le genre romanesque », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 56, 2004, p. 359-378 ; Bernard Teyssandier, La Morale par l’image. La Doctrine des mœurs dans la vie et l’œuvre de Gomberville, Paris, H. Champion, 2008, p. 110-136 ; Delphine Denis, « Une poétique de l’irrégularité. La postface du Polexandre de Gomberville (1637) », Poétique, n° 180, 2016/2, p. 175-185. Retour au texte

9 Marin Le Roy de Gomberville, La Première (seconde) Partie de Polexandre, Paris, Toussaint Du Bray, 1632, t. 1, p. 2. Retour au texte

10 Frédéric Briot, « Gomberville, L’Exil de Polexandre et d’Ériclée (1619), ou pourquoi Suresnes ? », in Frank Greiner (dir.), Le Roman au temps d’Henri IV et de Marie de Médicis, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 121-132. Retour au texte

11 Voir Edward Baron Turk, Baroque Fiction-Making. A Study of Gomberville’s Polexandre, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1978 et B. Teyssandier, La Morale par l’image, op. cit., p. 137 : « En pratiquant l’art de la variation, en conservant symboliquement le nom de ses personnages, en transposant des épisodes, en jouant sur les effets de projection et d’identification, Gomberville parie sur une collaboration active et critique du lecteur, appelé à repérer les similitudes et les dissemblances des modèles appropriés, convié à opérer des rapprochements, à constater les effets spéculaires et polyphoniques de récits imbriqués, figurés et fabriqués, tels des tableaux de mots, à partir de matériaux voire de structures antérieurs. » Retour au texte

12 Dans son Discours des vertus et des vices de l’histoire, et de la manière de la bien écrire, Paris, Toussaint du Bray, 1620, p. 155, Gomberville évoque longuement la Saint-Barthélemy et ses conséquences. Retour au texte

13 L’Exil de Polexandre, première partie, Paris, Toussaint du Bray, 1629, p. 640 et 714. Retour au texte

14 Sur la différente entre l’« histoire secrète », orientée par un souci de convergence entre l’histoire avérée et la fiction, et l’uchronie, qui explore les divergences, voir K. Singles, op. cit., p. 81. Retour au texte

15 Voir Christian Zonza, La Nouvelle historique en France à l’âge classique, 1657-1703, Paris, H. Champion, 2007. Retour au texte

16 Sur l’idéologie à l’œuvre dans les romans de Gomberville, voir Marlies Mueller, Les Idées politiques dans le roman héroïque de 1630 à 1670, Lexington, French forum, 1984 ; Madeleine Bertaud, L’Astrée et Polexandre, du roman pastoral au roman héroïque, Genève, Droz, 1986. Retour au texte

17 Charles Sorel, La Bibliothèque française, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1664, p. 165 : « Nous avons vu le Polexandre, dont les inventions sont hautes et magnifiques, dont le langage est fort, et où l’on remarque partout du savoir et de l’art. On y trouve ceci de particulier, à quoi chacun ne pense pas, que selon les différentes éditions, ce roman a changé trois ou quatre fois de scène et de personnage, que Polexandre qui était Charles Martel, père du roi Pépin, est encore un prince de la cour du roi Charles IX et est enfin un grand seigneur de France qui vivait sous Charles VIII et sous Louis XII, lequel était amoureux d’Alcidiane, reine de l’île invisible. Il semble que l’auteur ait fait ceci pour montrer qu’il s’est joué de son ouvrage, comme un ouvrier qui d’une même cire fait diverses figures, l’une après l’autre, selon les moules où il la veut jeter, mais ceux qui ont vu le Polexandre sous ces diverses formes, ont témoigné de les tant aimer chacune qu’ils eussent voulu qu’on en eut fait trois ou quatre romans divers. » Retour au texte

18 Christian Zonza (dir.), L’Île au xviie siècle : jeux et enjeux, Tübingen, Narr Verlag, 2010 (voir en particulier les articles de Sylvie Requemora-Gros, « L’Insulaire de Gomberville : de l’île corsaire à l’île inaccessible dans Polexandre (1641) », p. 79-90, et Marie-Gabrielle Lallemand, « Traitement et évolution d’un motif topique du roman au xviie siècle : l’île dans le Polexandre de Gomberville », p. 91-110). Retour au texte

19 Kathleen Wine, « Random Trials: Chance and Chronotope in Gomberville’s Polexandre », in Chance, Literature, and Culture in Early Modern France, dir. John D. Lyons and Kathleen Wine, Farnham (R.U.) et Burlington (Vermont), Ashgate, 2009, p. 81-94. Retour au texte

20 Marie-Gabrielle Lallemand, Les Longs Romans du xviie siècle : Urfé, Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 149-212. Retour au texte

21 C’est la conclusion à laquelle était parvenu Philip A. Wadsworth, The Novels of Gomberville. A Critical Study of Polexandre and Cythérée, New Haven, Yale University Press, 1942. Retour au texte

22 La Carithée met ainsi en scène Louis XIII et le duc de Luynes sous les anagrammes de Sivol et Sunile. Retour au texte

23 Polexandre (1632), op. cit., avis « aux honestes gens », t. 1, non paginé. Ces critiques sont reprises par les personnages dans le corps même de la fiction, p. 472-473 : « que les scrupuleux donc m’accusent tant qu’il leur plaira d’estre fabuleux ». Retour au texte

24 Ibid., t. 1, p. 496 (pagination erronée). Retour au texte

25 Ce critère permet de distinguer l’uchronie de toute entreprise de révisionnisme, voire de négationnisme, historique. Retour au texte

26 Scipion Dupleix, Histoire générale de France…, Paris, Laurent Sonnius, 1621, p. 304 : « le vulgaire dit Miramamolin titre de l’empereur ou monarque des Sarrasins ». Retour au texte

27 Sur ce débat, voir Marine Roussillon, Plaisir et pouvoir. Usages des récits chevaleresques à l’âge classique, thèse de doctorat inédite, sous la direction d’Alain Viala, soutenue en 2011 à l’université Paris III-Sorbonne nouvelle, p. 382-384. Au xviie siècle, les Bourbons se revendiquent, contre les prétentions espagnoles, de la filiation de Childebrand, qui ente la race des Capétiens sur celle des Carolingiens. Retour au texte

28 Polexandre, 1632, op. cit., t. 2, p. 4-5. Retour au texte

29 Sur ces usages romanesques de la prolepse, voir Lise Charles, Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750), Paris, Classiques Garnier, 2021. Retour au texte

30 La pseudonymie est ainsi commentée, dans une longue analepse, par Childebrand qui raconte la jeunesse de son frère à Zelmatide et Bajazet : « Anchise me nomma Childebrand, & pour rendre Polexandre plus agreable aux François, à l’Empire desquels il le destinoit, changea son nom en celuy de Charles qui en langue Françoise signifie magnanime », ibid., t. 1, p. 83. Retour au texte

31 Ibid., t. 2, p. 370-371. Nous soulignons. Retour au texte

32 Ibid., t. 2, p. 382-384. Retour au texte

33 Voir supra note 27. Retour au texte

34 L’épître dédicatoire à Louis XIII présente Polexandre comme « un Prince que l’histoire devoit nommer le second fondateur de la Monarchie Françoise ». Gomberville souligne qu’« il se rencontre un merveilleux rapport entre les avantures de mon Heros & les evenemens de votre regne » : « Il y a neuf cens ans que Polexandre faisoit sur les rives de la Meuse, du Rhin, de l’Elbe, & du Danube ; ce que vostre Majesté y fait à present, ou par ses armes victorieuses, ou par celles de ses alliez. » Voir Bernard Teyssandier, « Des fictions compensatrices ? Sur un usage détourné de l’histoire au xviie siècle, l’exemple de Marin Le Roy de Gomberville », in Sabrina Vervacke, Éric Van der Schueren, Thierry Belleguic (dir.), Les Songes de Clio, fiction et histoire sous l’Ancien régime, Laval, Presses universitaires, 2006, p. 171-200. Retour au texte

35 Sur cette interprétation juridique, voir C. Gallagher, op. cit., p. 6. Retour au texte

36 Ibid., p. 2. Retour au texte

37 K. Singles, op. cit., p. 9. Retour au texte

38 Discours sur les vices et les vertus de l’histoire…, op. cit., p. 7-9, nous soulignons. Retour au texte

39 Voir W. Blanc et C. Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers, op. cit., p. 160-173. Retour au texte

40 Scipion Dupleix, op. cit., p. 327 : « Charles Martel a esté sans doubte le plus grand homme que la France ait jamais produit, preferable à Charlemagne son riere-fils[sic] & mesmes au grand Alexandre & à Jules Cæsar. Car pour Alexandre ny Charlemagne ils ne peuvent estre justement parangonnés à Cæsar ny à Charles Martel : d’autant que ceux-ci estans nés hommes privés, sans autorité & sans forces, ont eu plus de peine à surmonter les difficultés qui trauersoient leurs desseins qu’à vaincre les nations les plus belliqueuses : & ces deux-là estans nés monarques tres puissans n’eurent à faire qu’à emploier leurs forces invincibles. » Retour au texte

41 Saint Eucher aurait eu une vision de Charles Martel aux enfers : bien loin d’être le défenseur de la chrétienté, il aurait spolié les biens de l’église pour financer ses campagnes militaires. Charles Martel devient ainsi à l’âge classique un symbole gallican de la soumission de l’église aux intérêts de l’État. Retour au texte

42 Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, Paris, Guillaume de Luynes, 1665, éd. Marie-Madeleine Fragonard, François Roudaut et alii, Paris, H. Champion, 1996, III, 4, p. 150, éd. citée t. 1, p. 538 : « entre tous les François florissoit Charles Martel, lequel pour necessité de nos Roys, avoit sous le nom de Maire du Palais introduit par devers soy la Majesté de la Couronne, tellement qu’il ne luy manquoit que le nom de Roy seulement », et surtout V, 1, p. 385-386, éd. citée, t. 2, p. 1000-1002 : « La plus part des Princes du sang estoient nourris à petit bruit, près des Roys, ou és Moineries, pour en estre tirez comme d’un reservoir, par les Maires du Palais, lors que leur garand leur failloit par mort, et qu’il estoit besoin d’asseurer leur grandeur par un nouveau masque. Voire supposoient quelquefois un faux Roy, sous l’authorité duquel ils exerçoient leurs tyrannies. Il falloit que je donnasse air à ma juste douleur par ce discours. […] Je vous ay estalé en petit volume cette grande et longue histoire, ainçois tragedie d’octante-huict ans, pour vous monstrer combien estoit de grand sens nostre Roy Clovis, quand il preveut que la lignée de Clodion pourroit à la longue supplanter la sienne, et pour y obvier fit assassiner trois Roitelets de cette famille […]. Toutefois il n’y peut si bien pourvoir que sa prevoyance ne fust renduë illusoire par un juste jugement de Dieu. Ce qui fut par luy executé contre les princes Clodionistes, fut un grand coup d’Estat, et ce qui advint à Pepin un grand coup du Ciel. » Retour au texte

43 Du Haillan critique virulemment l’ambition et l’autorité excessive des maires du Palais, mais loue la valeur morale et la bravoure militaire de Charles Martel, défenseur de la chrétienté, Histoire générale des rois de France [1576], Paris, Pierre L’Huillier et Michel Sonnius, 1590, p. 104-118. Retour au texte

44 Pierre Matthieu, L’Entrée de tres-grand, tres-chrestien, tres-magnanime, et victorieux prince Henry IIII. roy de France & de Navarre, en sa bonne ville de Lyon, le IIII. septembre l’an M. D. XCV, Lyon, Pierre Michel, [1595], p. 69-70. Retour au texte

45 Claude Fauchet, Antiquitez gauloises ou françoises [1579], in Les Œuvres de feu Monsieur Claude Fauchet…, Paris, David Le Clerc, 1610, f. 183r°-191v°. Retour au texte

46 François Hotman, La Gaule françoise, nouvellement traduite de latin en français, par S. Goulart, Cologne, Hiérome Bertulphe, 1574, p. 136-137. Hotman révoque l’autorité des évêques, ou des papes, sur l’élection ou la déposition des souverains. Si les « maires du Palais », abusant de leur pouvoir, peuvent devenir des tyrans d’usurpation, les rois fainéants deviennent des tyrans d’exercice qu’il est possible de déposer selon les formes. Dans ce cas, et même si le souverain trahit la « double alliance » qu’il a contractée avec Dieu et son peuple, il faut user à son égard d’une violence légale, juste et graduée. Les magistrats pourront lui adresser des remontrances, le mettre sous la tutelle de curateurs, comme Louis XI. En dernier recours, il pourra être déposé, voire exécuté, à l’expresse condition qu’il ait été déclaré ennemi public par une instance représentative de la souveraineté du peuple (les magistrats, les nobles et les États-généraux). Tout autre acte de résistance serait séditieux. Voir également Philippe Duplessis-Mornay ( ?), De la puissance légitime du souverain sur le peuple, et du peuple sur le Prince…, s.l.s.n., 1581, p. 227-228 : « Semblablement, les Français, par l’autorité des États, à la sollicitation des officiers du Royaume, chassèrent du trône royal Childéric premier, Sigebert, Théodoric et Childéric troisième, à cause de leurs tyrannies, et en élevèrent d’autre race pour gouverner le royaume. Même ils en déposèrent quelques-uns, à cause de leur fainéantise, et faute de sens qui mettait l’État en proie, et faisait que les putains, maquereaux et flatteurs gouvernaient tout à leur plaisir : ôtant à tels malavisés Phaétons la bride du gouvernement, de peur que tout le peuple ne fût consumé d’un embrasement si dangereux et inévitable. » Retour au texte

47 Jean de Serres, Inventaire général de l’histoire de France depuis Pharamond jusques à présent [1597], Paris, Nicolas de La Vigne, 1630, p. 133 et 144-145. Retour au texte

48 Paul-Alexis Mellet, Les Traités monarchomaques (1560-1600), Genève, Droz, 2007, p. 145-180 et 234-250. Retour au texte

49 Polexandre, 1632, t. 2, épître dédicatoire non paginée : « Ce Phelismond qui vous a tousjours esté cher, se presentera devant vous non seulement comme un puissant favory qui regne dans le cœur de son Maistre ; mais comme un demy-Dieu qui triomphe esgalement des prosperitez & des disgraces, & qui s’estant eslevé au dessus des hommes, voit à ses piés les couronnes que les Rois se glorifient de porter sur leurs testes. Je ne vous propose pas, Monseigneur, les actions de ce Prince incomparable, pour vous donner de l’emulation & vous obliger à suivre des exemples qu’on doit admirer seulement. […] Vous pouvez avoir plusieurs compagnons en fortune, mais vous n’en sçaurez gueres avoir en merite. Vostre ame a des mouvemens qui ne cedent point à ceux de Phelismond. Toutes vos inclinations sont genereuses. Vostre franchise s’est conservée parmy les artifices de la Cour. » Voir Delphine Amstutz, « Figures du pouvoir. Portraits croisés du roi et de son favori dans la fiction romanesque du premier xviie siècle : les Polexandre de Gomberville », in Les portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, dir. Marc Hersant et Catherine Ramond, Leiden-Boston, Brill Rodopi [coll. « Faux-titre »], 2019, p. 437-447. Retour au texte

50 La Deuxiesme partie de Polexandre, Paris, Augustin Courbé, 1637, épître dédicatoire non paginée : « Vous estes un Soleil qui esbloüissez les yeux qui ozent vous regarder fixement. Vous estes un Abysme où se perdent tous les esprits qui ont la temerité de vouloir penetrer jusques au fond. […] Des charmes secrets & victorieux […] vous ont comme mis entre les mains le cœur du plus Juste des Rois. […] Dieu vous [a] fait le maistre absolu de vostre fortune. […] j’ay crû que pour representer le grand CARDINAL DE RICHELIEU tel qu’il est, je veux dire pour le representer en Heros, je devois emprunter les pinceaux & les couleurs de la peinture parlante. C’est ce que j’ay fait, MONSEIGNEUR, dans l’Ouvrage que je prens la hardiesse de vous presenter. Si vous daignez y jetter les yeux, je me persuade que vous vous y reconnoistrez, autant de fois que vous verrez POLEXANDRE ; & soit que vous le trouviez combattant, soit que vous le consideriez victorieux, il vous donnera tres-asseurément un bien delicieux souvenir de vos aventures heroïques. » Retour au texte

51 L’uchronie interroge en effet « les discours prescripteurs », comme le rappelle Laurent Bazin, « Devoir de mémoire, pouvoir de l’imaginaire : propédeutique de l’uchronie », in Jean-Louis Dumortier, Veronica Granata, Philippe Raxhon, Julien Van Beveren (dir.), Devoir de mémoire et pouvoir des fictions, Namur, Presses universitaires de Namur, 2015, p. 185-200, citation p. 189 : « rappelant la prédominance du récit sur les faits et des mots sur les choses, l’uchronie constitue une introduction spéculaire au principe structurant de toute culture en exemplifiant la phénoménologie des points de vue et la faculté corrélative des discours prescripteurs à construire la réalité qu’ils sont censés représenter. » Retour au texte

52 Philip Roth, « Mon uchronie », Pourquoi écrire [2017], Paris, Gallimard [coll. « Folio »], 2019, p. 472 : « Dans mon roman (Le Complot contre l’Amérique), je ne fais que dé-fataliser – si toutefois ce mot existe – le passé, en montrant que ces choses auraient pu se produire, et en quoi cela aurait pu être différent. Il n’entre pas non plus dans mes intentions d’insinuer que cela peut arriver ou arrivera un jour. Le Complot contre l’Amérique n’est pas un exercice de prédiction historique, mais de spéculation historique, une simple hypothèse. C’est à l’histoire qu’appartient le dernier mot, et elle a choisi une autre voie […]. Certains lecteurs vont vouloir prendre ce livre pour un roman à clefs sur l’Amérique d’aujourd’hui. Ce serait une erreur. Mon objectif n’est ni la métaphore, ni l’allégorie. […] Mon effort d’imagination n’était pas tourné vers un désir d’éclairer le présent à la lumière du passé, mais d’éclairer le passé à la lumière du passé. » Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Delphine Amstutz, « Polexandre (732-1632) : repentirs uchroniques », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 11 | 2022, mis en ligne le 06 avril 2022, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/327

Auteur

Delphine Amstutz

Faculté des Lettres de Sorbonne Université
CELLF 16-18 (UMR 8599)

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