Texte

Je tiens à remercier ici les Professeurs Joanny Moulin, Président de la Biography Society (Université d’Aix-Marseille, IUF) et Caroline Bertonèche, présidente de la SERA (Université Grenoble Alpes) pour leur concours lors de l’organisation cet atelier. J’adresse aussi de chaleureux remerciements aux deux éditrices de la Revue, Fiona Mc Intosh-Varjabedian et Alison Boulanger pour leur accompagnement vraiment exceptionnel pendant tout le processus éditorial.

Ce dixième numéro de la revue Les Grandes Figures historiques dans les lettres et les arts consacré aux « Vies romantiques » présente une sélection d’articles issus de travaux d’anglicistes lors de l’atelier organisé conjointement par la Biography Society (Société d’Études Biographiques) et la SERA (Société d’Études du Romantisme Anglais) lors du 59e congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur) qui s’est tenu à l’Université d’Aix-Marseille les 6, 7 et 8 juin 2019. Le rapprochement entre la Biography Society et la SERA était aussi inédit que justifié dans la mesure où le thème général du congrès, « L’exception », permettait de souligner les liens étroits entre récits de vie et l’idéal romantique du moi qui met en valeur l’unicité du sujet ou bien son caractère exemplaire.

Précisons d’emblée que les contributions publiées ici relèvent d’une interprétation libre et large du mot « vie » qui ne se trouve donc pas réduit à l’antithèse de « biographie »1 : il ne s’agit pas d’opposer ici le sens propre (récit d’une vie) et le sens métonymique (événements d’une vie) mais bien plutôt de les rapprocher et les faire jouer entre eux. Ces articles font la part belle à la biographie mais il y est aussi question d’autobiographie et de récits de voyages épistolaires. L’expression « vies romantiques » recouvre deux acceptions qui ne coïncident pas exactement: les vies vécues par les écrivains romantiques, ou bien les biographies (« vies écrites » selon l’étymologie) romantiques. Cette dernière expression se dédouble elle-même en biographie de poètes/écrivains romantiques, ou biographies écrites à la manière romantique. Dans les deux cas il s’agira bien de voir en quoi les vies vécues par les romantiques, ou écrites par les romantiques, correspondent aux canons du romantisme et de l’écriture romantique ou bien font exception.

L’émergence de la biographie en particulier a souvent été vue comme contiguë avec l’émergence de la subjectivité moderne pendant l’époque romantique ; l’industrie biographique explosa littéralement dans les années 1750 en Angleterre. Si la biographie romantique refuse les limitations de la biographie « classique », elle garde l’idée que la vie du biographé doit être conçue comme extraordinaire. Daniel Madelénat commente ainsi la biographie de Johnson par Boswell : « seule structuration unitaire, la présence continue d’un personnage extraordinaire et la découverte de son génie »2.

Une vie vécue doit-elle être exceptionnelle pour donner lieu à une biographie ? La réponse fut bien longtemps affirmative puisque des origines du genre à notre époque en passant par l’époque romantique et victorienne, le seul sujet considéré comme digne d’être biographié était l’homme illustre. L’exception en biographie fut d’abord proche de l’exemplarité, il fallait que la vie ainsi célébrée puisse servir d’exemple pour la multitude, avec une forte connotation morale : exemplum virtutis. Ce n’est que plus tard avec l’avènement du romantisme et surtout de la biographie moderne que l’individu biographié pouvait être simple exemplaire, au sens d’échantillon (représentatif ou singulier), de spécimen. La constante en matière de biographie est qu’il faut que la singularité mérite récit de vie pour le lecteur et pour le biographe. Les vies de Plutarque qui célèbrent des vies extraordinaires et exemplaires n’ont pas seulement valeur d’exemple pour le lecteur mais aussi pour le biographe lui-même. Plutarque rappelle dans sa Vie de Timoléon qu’il étudie des « modèles dont il tente de fixer les traits, pour son édification et son bonheur personnel »3.

Cette vocation exemplaire de la biographie, héritée de l’Antiquité et que le Moyen-Âge reformule avec l’hagiographie, traverse la biographie romantique pour culminer avec le culte des héros pendant la période victorienne. Elle sera remise en question par la Nouvelle Biographie conçue par Strachey, Woolf et Nicolson à l’aube du XXe siècle, ainsi que par le structuralisme, mais le paradigme de l’homme illustre continue de faire florès. Cette vocation exemplaire de la biographie est fidèle à l’étymologie du mot « exception » (du latin excipere/exceptum : tirer hors de) et puisque le romantisme célèbre le caractère exceptionnel du génie créateur, rien d’étonnant à ce que la biographie romantique célèbre une vie exceptionnelle. Ainsi que Coleridge le fait remarquer dans son portrait biographique d’Alexander Ball en 1818, « the great end of biography is to fix the attention and to interest the feelings of men on those qualities and actions which have made a particular life worthy of being recorded »4.

Inversement il est possible de voir l’acte même d’écrire une biographie comme une façon de rendre un personnage remarquable : la vie la plus ordinaire ne devient-elle pas exceptionnelle sous la plume d’un biographe zélé ? Le biographe n’est-il pas soumis à la nécessité de rendre son personnage extraordinaire s’il veut séduire et convaincre le lecteur ? Le succès d’une biographie auprès des lecteurs est-il garant du caractère exceptionnel de la biographie elle-même ? Par ailleurs, le nombre de biographies dévolues à un personnage peut-il donner un indice du caractère exceptionnel du sujet de la biographie ? En d’autres termes quelles sont les conditions de l’avènement d’une biographie exceptionnelle ? Et la biographie romantique est-elle exceptionnelle plus que tout autre forme ? Notre titre « vies romantiques, vies d’exception » ne serait-il donc que de l’ordre du pléonasme ou de la redondance, notre virgule ayant valeur de signe d’égalité en langage mathématique : vies romantiques = vies d’exception ? Suffit-il qu’une biographie exalte la vie de son biographé comme unique et exemplaire pour qu’elle puisse être qualifiée de biographie « romantique » ? Ces questions prennent un relief particulier si l’on interroge le sens de l’adjectif « romantique » et si l’on considère que l’adjectif renvoie par ses origines au mot français « romance ». Il évoque donc un récit fictionnel en prose dont les incidents seraient très éloignés de ceux de la vie ordinaire ou une fiction extravagante. L’association de l’adjectif avec « vie » au sens de biographie relève du hiatus et attire notre attention sur l’aspect fictionnel de toute biographie. C’est la tension entre « fiction » et « diction » qui se trouve donc exprimée dans cette expression, en d’autres termes, le paradoxe constitutif du genre biographique : la biographie romantique ne serait donc pas exceptionnelle mais représenterait bien le mélange générique, l’impureté fondamentale qui constitue la biographie, tiraillée entre fait et fiction, vérité et invention. Cependant la vraie singularité, l’exception de la biographie romantique serait peut-être à chercher du côté de l’écriture de la vie des poètes romantiques. La poésie romantique se saisit de l’identité du poète et la façonne en une identité fictionnelle, une persona, qui n’a plus grand-chose à voir avec la personne réelle qu’était le poète : d’où une difficulté supplémentaire pour le biographe du poète romantique qui doit sans cesse démêler les deux écheveaux de la vie réelle et de la vie poétique. Il existe un hiatus entre le moi idéal du poète romantique tel qu’il l’édifie dans son œuvre et qui relève souvent d’un foisonnement de moi multiples et celui que le biographe construit sur des dates et des documents. Cela rend la tentation de lire les poèmes romantiques de manière biographique particulièrement hasardeuse. Pourtant le poète romantique est aussi celui qui invite le lecteur à identifier les protagonistes de ses poèmes comme autant de manifestations du poète lui-même, et à ce paradoxe s’ajoute celui que « le génie romantique est à la fois un être hors du commun, dont les passions sont exaltées, et un archétype de l’humain » (on pense à Wordsworth pour lequel une mère folle ou un enfant idiot relèvent de la grande poésie au même titre que Lear ou Achille)5.

C’est précisément en vertu de leur propension à devenir à eux-mêmes leurs propres héros que certains grands poètes romantiques ont exprimé une certaine méfiance envers le genre biographique. Il est bien connu que Wordsworth et Coleridge craignaient tous deux que leurs biographes ne viennent détruire le mythe du héros romantique qu’ils avaient patiemment édifié dans leurs poèmes en le contextualisant dans son environnement domestique. Car c’est un autre paradoxe de l’époque romantique : ses grands littérateurs font de leur poésie le lieu de l’expression de leur moi mais refusent une lecture purement biographique de leurs poèmes. Il existe en effet une contradiction entre l’instinct inquisiteur du biographe qui cherche à donner une vision aussi analytique et complète que possible de son personnage grâce à une enquête documentaire, et la vision éthérée que les poètes romantiques donnent d’eux-mêmes dans leurs poèmes. Le biographe rappelle au lecteur que le génie romantique masculin est faillible, qu’il a un corps et que la vie de l’esprit ne saurait se concevoir sans la vie du corps comme Terry Eagleton l’a très bien exprimé : « The Structure of biography is biology. Even the most wayward of geniuses have to get themselves born and educated, fight with their parents, fall in love and die»6. Malgré les réticences des romantiques, il n’en reste pas moins que la popularité de la biographie grandit précisément à l’époque où elle s’impose comme voix de dissension contre le discours romantique du génie poétique.

Les articles réunis permettent de répondre à certaines des questions posées ici et à bien d’autres7. Ce numéro tente de dégager la spécificité des récits de vie romantiques sous différents angles : Page-Jones et Cermakian analysent l’errance et les tribulations du poète romantique à l’étranger, Dauphin et Leblanc s’intéressent au portrait palimpseste que dessinent les diverses biographies d’un même personnage, Adnot, Page-Jones et Dauphin se penchent sur la question de la rivalité, du genre et de l’appropriation intellectuelle car les remous qui agitent les esprits romantiques sont aussi le ferment de pensées qui annoncent les avancées féministes de la fin du XIXe siècle. Plus largement il est question d’influence et de rivalité (entre poètes et entre biographes) (Cermakian, Dauphin), de méfiance envers le genre biographique (Perquin) et de la façon dont les biographies rendent justice ou non à l’exceptionnel destin d’un poète romantique (Fagot, Leblanc). Les articles organisés dans un ordre chronologique qui s’est imposé assez naturellement permettent de suivre les configurations du moi romantique dans ses diverses expressions auto/biographiques, depuis les débuts du romantisme jusqu’à ses prolongements dans le XXe siècle, en passant par l’époque victorienne.

 

« La littérature romantique se définit comme une littérature du sujet, confrontée à l’évidence originaire du moi induite par les bouleversements sociaux et historiques de la Révolution française »8. Kimberley Page-Jones nous plonge dans les récits de vie que sont les lettres ou récits de voyage écrits par deux romantiques pendant la période post-révolutionnaire. Le politique et le poétique sont indissociables dans ces récits de découverte de l’Europe du Nord, pôle d’attraction nouveau puisque le Grand Tour dans l’Europe méridionale n’était plus possible. Le séjour de Mary Wollstonecraft en Scandinavie est marqué du sceau de l’exception : elle voyage seule avec son enfant illégitime et sa servante pour le compte de son amant, un aventurier américain, Gilbert Imlay, qui mettra un terme à leur relation dès son retour alors même qu’elle ne voyage initialement que pour lui rendre service. Cette situation qui la met au ban de la société britannique et la désigne comme marginale fait de son récit épistolaire un récit typiquement romantique, exaltant les topoï de l’autobiographie romantique (nostalgie, plaisir du souvenir, sentiment de perte). Cette tentation introspective n’est pas synonyme de repli narcissique sur soi mais de rencontre avec l’autre grâce à l’imagination créatrice qu’exerce l’écrivaine. Le sujet romantique féminin se dit mieux ailleurs qu’au sein de son propre pays, l’exil est propice aux épanchements du moi mais ce moi est aussi capable de voir en l’autre un peuple capable de progrès scientifique et moral. Le regard condescendant se transmue à mesure que Wollstonecraft se délocalise dans le Grand Nord européen pour mieux se localiser. Sa démarche prend en compte et incorpore cet « « autre », […] cet étranger, cet ailleurs, cette limite » sur lequel Coleridge porte un autre regard9. Trois ans plus tard, en 1798, Coleridge entreprend un voyage en Allemagne en compagnie de Wordsworth et de sa femme Dorothy. Il semble ne voyager que pour exalter un moi qui hésite entre patriotisme et attachement à ses proches et donc le ramène à une forme de domesticité. En raison de son soutien initial à l’idéal révolutionnaire, il se forge une persona chauvine pour mieux parer les accusations potentielles de ses compatriotes. Page-Jones analyse finement le processus de fictionnalisation qu’elle décèle en lisant simultanément les premières impressions de Coleridge lorsqu’il quitte Yarmouth pour Hambourg et Göttingen enregistrées de manière télégraphique dans un carnet de notes puis retravaillées sous deux formes différentes : un grand journal de voyage (qui devait être publié dix ans plus tard) et une dizaine de lettres intimes écrites à Tom Poole et à sa femme Sara. Tandis que les remarques empiriques notées de manière cursive dans le carnet donnent lieu à des développements sur la politique ou sur l’amour de Coleridge pour sa patrie, les lettres enregistrent les mouvements intimes de l’âme. L’hybridité générique dit bien les tensions entre engagement politique, philosophique et dramatisation de soi et de l’autre, notamment lorsque le journal emprunte à la forme poétique pour faire figurer des conversations imaginées plus que réelles dans lesquelles le poète se fait héros de son propre récit. Dans un dernier mouvement Page-Jones rapproche les écrits de Coleridge (destinés à être publiés) de ceux de Dorothy Wordsworth (qui n’avait pas l’intention de rendre son propre journal public) indiquant une possible appropriation intellectuelle : Coleridge se serait emparé des mots du journal de Dorothy dans la version finale de son Journal ; le texte publié de Coleridge porte les traces de celui, resté intime, de Dorothy Wordsworth.

La retraite de William Blake dans le Sussex, moins aventureuse et lointaine, n’en fut pas moins marquante. Marion Fagot nous entraîne sur les traces d’un William Blake dont la critique a peu fait de cas : celui qui passa trois années dans un cottage à Felpham Vale, moment exceptionnel dans la vie de ce Londonien invétéré et parenthèse singulière dans sa création poétique. Rebelle mystique, poète urbain, Blake détone dans le paysage romantique anglais. Sa vie est peu exceptionnelle en regard de la vie des autres grands romantiques : « la vie de William Blake fut peut-être banale ; elle fut régulière et sans aventure. Elle frappe pourtant par un caractère d’exception absolue », disait George Bataille qui n’hésita pas non plus à reprendre à son compte les rumeurs romantiques le tenant pour « fou ». Pourtant les critiques s’accordent à faire de Blake un génie d’exception, différent des autres romantiques, plus scandaleux et provocateur que Byron, moins connu que son contemporain Burns. Fagot entend montrer que Blake fut marginalisé par la critique et par ses biographes, et que les trois années à Felpham sont quasi absentes des biographies du poète. Fagot présente pourtant ce moment comme un pivot qui influença sa poésie et la poésie romantique des années suivantes. A Felpham, Blake se détourne de la poésie prophétique et embrasse le métier de graveur. Felpham est plus qu’un simple changement de décor, c’est le début de l’intérêt de Blake pour la mer, « le terreau d’une nouvelle poésie et d’une métamorphose du poète. » Les effets de ce séjour sur la versification même du poète sont évidents à la lecture des poèmes composés dans ce cottage sur le littoral : les vers de « Vala of the Four Zoas », « Milton » et « Jerusalem » sont calqués sur le rythme de la mer, attestant le travail de refonte que Blake effectue « entre expérience vécue et création littéraire ».

C’est à la femme de Blake, Catherine, que s’intéresse Camille Adnot. Elle en dresse un portrait biographique afin de réhabiliter une figure féminine éclipsée par l’icône William Blake, reléguée par les contemporains de son mari au rôle subalterne de muse, d’assistante ou de compagne, mais rarement appréciée pour son rôle exceptionnel dans la création blakienne ni pour ses qualités artistiques propres. Les diverses représentations de Catherine Blake au cours des époques ont toujours été déterminées par la vision que la société avait des femmes dans l’art et dans le mariage, lui conférant de multiples visages, en fonction des schémas idéologiques dominants. Adnot nous entraîne dans la lecture des biographies de Blake, de l’époque romantique jusqu’à nos jours, ainsi que dans le décryptage des portraits que Blake fit lui-même de son épouse, qu’ils soient picturaux ou poétiques, en quête d’un personnage obscur, qui vécut dans l’ombre d’un génie dont elle partageait les qualités de visionnaire. Elle analyse également le travail artistique de Catherine Blake, depuis son rôle dans la reliure des livres enluminés de Blake, jusqu’à celui de portraitiste à part entière et d’artiste indépendante financièrement après la mort de son époux. Elle interroge enfin le renversement d’image qui entre l’époque victorienne et le XXe siècle fit passer Catherine Blake du statut d’« angel in the house » à celui de « printer’s devil » et auquel seule la fiction contemporaine semble vouloir donner ses lettres de noblesse dans un ultime renversement qui la transfigure en icône proto-féministe. C’est d’ailleurs en raison même du caractère multiple et inachevé des différents portraits de Catherine Blake au fil des créations littéraires et artistiques de son mari que la fiction contemporaine a pu se saisir de cette énigme pour tenter d’en dessiner les contours et de compléter un portrait fragmentaire et par là même éminemment romantique.

Il est aussi question de réputation dans l’article de Jean-Charles Perquin qui illustre la relation complexe que le couple phare de la poésie victorienne entretenait avec le genre biographique et avec ses prédécesseurs romantiques : si Elizabeth et Robert Browning vouaient un culte sans borne à la vie des poètes romantiques les ayant précédés, ils partageaient aussi leur méfiance envers le genre biographique. Elizabeth et Robert Browning mirent une énergie farouche à protéger leur vie privée de l’intrusion de biographes, ce qui eut une incidence sur leur poésie. Les Browning vénéraient les romantiques, Byron et Shelley en particulier, et étaient tout à fait prêts à fermer les yeux sur les détails scandaleux de leur vie. Ils semblaient prêts à apprécier la poésie des romantiques en se contentant d’imaginer que leurs vies n’étaient que musique, poésie et peinture, de même que la vie qu’ils s’étaient choisie, en s’enfuyant à Florence, était une vie dévolue aux arts. C’est précisément le hiatus entre leur vision idéalisée de leurs héros romantiques, et les révélations de leurs vies scandaleuses par leurs biographes, qui déterminèrent les Browning à ne jamais devenir eux-mêmes l’objets de biographies. Il fallait donc à tout prix éviter une possible lecture biographique de leur œuvre poétique car ils craignaient que les failles de leur caractère ne soient projetées sur leur œuvre et ne lui portent préjudice. Perquin nous rappelle avec quel soin Robert Browning veilla sur la gloire posthume de son épouse adorée en s’assurant qu’aucun détail ne viendrait entacher sa mémoire. Il présenta à Edmund Gosse une sélection de documents savamment choisis (l’entretien entre Browning et Gosse donna lieu à un court livre publié sous le titre Robert Browning Personalia, Londres, T. Fisher Unwin, 1890). De même qu’il avait rendu hommage à ses idoles romantiques et notamment à Shelley en le transmuant en « sun-treader » dans son premier poème intitulé Pauline, Robert Browning s’attacha à faire de son épouse une icône romantique, imposant une forme de révisionnisme biographique afin que ne subsiste d’elle que l’image du génie littéraire ayant vécu une vie entièrement dévolue à la poésie.

L’analyse qui suit prolonge idée que la biographie est aussi affaire de révisionnisme, chaque biographe tentant d’imposer sa version du personnage comme la plus juste, la plus fidèle. Caroline Dauphin propose une lecture contrastée de deux biographies d’Erasmus Darwin : la première, celle d’Anna Seward, parue dans les premières années du romantisme, en 1804, donna lieu à la seconde, véritable riposte du petit-fils d’Erasmus, Charles Darwin, en 1879, au cœur de l’époque victorienne. Le même personnage d’exception (Erasmus Darwin était un poète et un scientifique de renom, ami d’hommes illustres, partisan de l’abolition de l’esclavage, médecin de campagne, père de treize enfants) inspira deux biographies très différentes qui, paradoxalement, contribuèrent à effacer leur sujet plus qu’à le mettre en lumière. La biographie de Seward était une entreprise « biopoétique » : Seward s’affranchit des codes du genre en vigueur à l’époque et transforma Erasmus Darwin en personnage d’épopée antique, mettant ses talents de poétesse au service d’une lecture très fine de la poésie de son ancien voisin et ami. Cette biographie libre, protéiforme, qui tient à la fois des mémoires et de la critique littéraire et dont le style est piquant, n’hésitait pas à critiquer certains textes d’Erasmus Darwin ainsi que sa personnalité. De ce fait, elle s’attira les foudres de la famille d’Erasmus Darwin et notamment de Charles. Tout en prétendant rétablir la vérité des faits, Charles construisit une image de scientifique humaniste pré-victorien qui servait ses propres intérêts et contribuait à établir la lignée des Darwin comme scientifiques exceptionnels. Dauphin montre que cette rivalité générique entre biographie romantique poétique et biographie victorienne scientifique se double de motivations intimes pas si différentes. Pour Anna Seward il s’agissait de faire valoir ses propres qualités de poétesse, pour Charles Darwin ses qualités de scientifique. Dauphin enquête sur les accusations de plagiat lancées par Seward à l’encontre d’Erasmus Darwin, démontrant que Seward et Darwin s’influencèrent sans doute mutuellement. La biographie de Seward doit donc être lue comme entreprise d’affirmation littéraire de soi, tentative de s’inscrire en faux contre Erasmus Darwin pour gagner une légitimité poétique pour la postérité : l’originalité de la forme biographique avait donc pour but d’affirmer l’originalité de la pensée de Seward par rapport à celle de Darwin. Pour Charles Darwin, il s’agissait également de passer sous silence l’influence de ce grand-père un peu encombrant, pré-évolutionniste avant lui, et dont les théories très proches des siennes empêchaient qu’il s’attribuât toute gloire trop personnelle en matière d’évolution. Dans les deux textes la subjectivité est finalement reine, dans les deux cas, l’autobiographie intellectuelle prend le pas sur la biographie et s’inscrit comme « lutte pour survivre dans les mémoires ».

C’est aussi une lutte qui permit à Lord Byron de survivre dans les mémoires, une lutte réelle (celle pour l’indépendance de la Grèce) qui, associée à la passion et à l’esprit révolutionnaire qui animaient sa poésie, lui valut de rester inscrit au Panthéon des grands romantiques. Il est question d’influence aussi dans l’article de Stéphane Cermakian dédié à la façon dont Byron, figure exemplaire jusque dans les cercles intellectuels arméniens, a marqué le poète arménien Roupen Vorpérian qui, au début du XXe siècle, commit un long récit poétique inspiré du Pélerinage de Childe Harold de Byron. L’œuvre intitulée Flots emprunte à Byron la forme plus que le fond et opère un transfert culturel d’une œuvre qui est elle-même un transfert autobiographique. Le poème romantique de Byron est transposé dans une autre langue, une autre sphère géographique, et prend d’autres connotations politiques et religieuses, mais en dépit des différences qui séparent les deux auteurs, le poème de Vorpérian est marqué du même élan mélancolique et du même idéal d’absolu que celui de Byron. Childe Harold est un double littéraire de Vorpérian comme il le fut de Byron, lui permettant d’exprimer par l’éclatement du sujet lyrique la dispersion de la nation arménienne. Byron et Vorpérian sont deux figures différentes de l’exil : le premier fuit l’Angleterre pour des raisons personnelles, le second fuit l’Arménie pour des raisons politiques et sait que cet exil est définitif. Pourtant, les mêmes motifs chrétiens et patriotiques, les mêmes motifs révolutionnaires se retrouvent dans le poème de Vorpérian : le Childe Harold incarne dans les deux cas le mythe de l’errance liée à une quête d’indépendance personnelle et nationale. La figure d’exception est dans les deux cas celle du héros errant, l’exil est vécu et décrit comme expérience hors norme. Cermakian reprenant les mots de Daniel Madelénat montre en quoi le Childe Harold de Vorpérian transgresse l’histoire et les barrières de l’altérité, car il est une « figure idéale et fabuleuse »10. Le poème de Vorpérian contribue à brouiller encore les contours du personnage de Childe Harold, dont l’identité flottante et protéiforme, quasi désincarnée, se prête parfaitement à la création d’un mythe ; l’errance géographique se double d’une errance métaphysique et le poème lui-même devient auto/mythobiographie.

Pour finir, Thomas Leblanc nous propose un portrait biographique de De Quincey sous forme de triptyque diachronique en comparant les préfaces de trois biographies de l’auteur. Il montre à quelles difficultés l’écriture biographique se heurte lorsque la vie du biographé est exceptionnellement insaisissable, en raison d’archives incomplètes ou trop rares, ou du brouillage volontaire des informations le concernant de la part du biographé lui-même. Selon Leblanc, les Confessions of an English Opium Eater disent dès le titre la réticence toute britannique de De Quincey à se livrer (venant contredire l’intention affichée de se confier) et son addiction à l’opium n’est qu’un écran qui masque plus qu’il ne révèle sa véritable identité, qui ne saurait se limiter à ce qualificatif. Les trois biographies choisies illustrent chacune une approche ou une méthodologie différente : la première, celle d’Edward Sackville-West (qui fut véritablement le premier à relever le défi biographique lancé dès la mort de De Quincey en 1859 par la fille d’un de ses amis), propose une lecture qui fait peu de cas des rares documents existant à l’époque, s’intéressant à l’homme autant qu’à l’œuvre et compensant ce manque d’archive par une attention extrême à l’œuvre. Le résultat est une biographie poétique où l’empathie avec le lecteur est recherchée par le biographe et où le lyrisme produit paradoxalement une biographie « crédible » : ce sont les qualités d’écrivain du biographe qui sont louées de toute part et qui rendent De Quincey humain. Pourtant certains critiques reprochèrent à Sackville-West son manque de précision factuelle. Lorsque Robert Morrison écrivit sa biographie en 2009, le matériau disponible permettant de documenter la vie de De Quincey était beaucoup plus riche, raison pour laquelle Morrison s’engagea dans une voie opposée à celle de Sackville-West en s’appuyant sur des faits avérés, attestés par des documents tels les relevés de compte de De Quincey. Le résultat est une biographie selon la méthode de Sainte-Beuve, qui cherche avant tout à donner une impression d’objectivité mais qui, ce faisant, échoue à percer le mystère du biographé. À mi-chemin entre ces deux biographies, celle de Grevel Lindop, publiée entre 1981, semble présenter les avantages d’un compromis ou d’un équilibre entre les deux méthodes de ces prédécesseurs. Selon Leblanc, le succès de cette biographie serait lié à l’humilité donc Lindop fait preuve envers son biographé, ainsi qu’à l’absence affichée de parti pris idéologique ou méthodologique. Leblanc nous offre donc une réflexion sur les difficultés de l’entreprise biographique que De Quincey lui-même n’ignorait pas puisqu’il fit œuvre de biographe, et produisit des portraits biographiques des grands romantiques qu’il adulait tels Wordsworth, Coleridge ou Southey, sans méthodologie autre que celle que lui dictait sa plume.

S’agirait-il là d’une leçon de biographie ? Comment en effet mieux restituer le caractère exceptionnel d’une vie qu’en lui offrant une forme à sa mesure, sans la contraindre à d’impossibles exigences, d’impossibles diktats ? Le « génie romantique » reste une source d’émerveillement et un sujet biographique quasi inépuisable comme semble l’attester l’engouement intarissable des biographes pour Wordsworth, Coleridge, Southey, Blake et autres éminents romantiques, mais le « génie biographique » qui mettra tout le monde d’accord sur la définition de la biographie exceptionnelle reste encore à inventer.

Notes

1 Sur la distinction entre « vie » et « biographie » voir Damien Fortin, « Éloge et élégie : la critique biographique de Sainte-Beuve », Les Grandes Figures historiques dans les lettres et les arts [en ligne], n°6 (2017), URL : https://figures-historiques-revue.univ-lille.fr/wp-content/uploads/2017/04/Eloge-et-%C3%A9l%C3%A9gie-1.pdf Retour au texte

2 Daniel Madelénat, La Biographie, Paris, PUF, 1984, p. 56. Retour au texte

3 Daniel Madelénat, Biographie et intimité des Lumières à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 24. Retour au texte

4 Samuel Taylor Coleridge, « Sketches of the Life of Sir Alexander Ball », The Friend, in The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, dir. Barbara E. Rooke, London, Routledge and Kegan Paul, 1969, vol. 1, p. 357. Retour au texte

5 J’emprunte cet exemple à François Piquet, Le Romantisme anglais : émergence d’une poétique, Paris, PUF [coll. « Perspectives anglo-saxonnes »], 1997, p. 5. Retour au texte

6 Terry Eagleton, « First-Class Fellow Traveller » (recension de l’ouvrage de Sean French, Patrick Hamilton : A Life), London Review of Books, vol. 15, n° 23 (2 décembre 1993), p. 12. Retour au texte

7 Il n’était pas possible dans l’espace nécessairement restreint de cette introduction d’aborder l’ensemble des problèmes et questions soulevés par la biographie romantique ; le lecteur pourra lire avec profit l’ouvrage séminal dirigé par Arthur Bradley et Alan Rawes, Romantic Biography, Aldershot, Ashgate, 2003. Retour au texte

8 Myriam Roman, « L’Évidement du sujet romantique : de Dumas à Sartre, de Hugo à Camus », in Écriture de la personne, mélanges offerts à Daniel Madelénat, dir. Simone Bernard Griffiths, Véronique Gély et Anne Tomiche, Clermont-Ferrand, Presses Universitaire Blaise Pascal, 2003, p. 351. Retour au texte

9 Frédéric Regard nous rappelle que « l’histoire du sujet ne va pas sans une « géopolitique » […] L’espace où il arrive au sujet de se donner lieu […] est l’espace d’une interaction sociale et symbolique : c’est un milieu », L’Autobiographie littéraire en Angleterre (XVIIe-XXe siècles), Géographies du soi, dir. F. Regard, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000, p. 21. Retour au texte

10 Daniel Madelénat, « Biographie et mythographie aujourd’hui », Le Mythe en littérature. Essais en hommage à Pierre Brunel, dir. Yves Chevrel et Camille Dumoulié, Paris, PUF [coll. « Écriture »], 2000, p. 78-79. Retour au texte

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Référence électronique

Floriane Reviron-Piégay, « Introduction », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/74

Auteur

Floriane Reviron-Piégay

Université Jean Monnet Saint-Etienne, ECLLA

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