Blake à Felpham : une expérience cardinale dans la vie de ce londonien invétéré

DOI : 10.54563/gfhla.78

Texte

Singulier, le poète William Blake l’est lui-même : un mage consumé par la poésie. Il est bien peu de poètes romantiques pour qui la poésie ne désigne pas une activité littéraire mais l’alpha et l’oméga d’une existence dévouée à cet art. La poésie de William Blake sort des sentiers battus ; à rebours de ses contemporains1, il fut le premier à mettre en vers la condition urbaine. Mais coup de théâtre, huit ans après « London »2 (1794), Blake prend la décision de quitter la bouillonnante capitale britannique. En effet, pour ce londonien invétéré, cet exil de Londres pour la côte du Sussex apparaît comme un accident de parcours, une infidélité à sa ville natale dont il se plaisait à explorer les moindres recoins. Comment expliquer ce revirement ? En 1790, Blake s’installa à Lambeth, district londonien au sud de la Tamise où il vécut dix années relativement prospères, du moins pour les premières, avant de voir son confort peu à peu décliner, précipitant son départ de la capitale pour la bourgade de Felpham, dans le Sussex : il était chargé de la réalisation d’une gravure, celle du fils défunt de son commanditaire, William Hayley. Blake vivait de ses gravures, de ses peintures et de commandes. Or à la suite d’une commande pour illustrer le texte poétique Night Thoughts d’Edward Young, Blake divise. Non seulement il ne fournit pas le nombre d’aquarelles commandées mais l’excentricité de ses dessins ne fait pas l’unanimité, même chez ses plus proches amis comme Fuseli. L’accueil froid réservé à l’édition de Young jette le discrédit sur ses œuvres et les commandes se font plus rares. À court d’argent, il quitte Londres dans un contexte houleux pour la tranquillité d’un village côtier près de Chichester avec la perspective d’un travail stable sous le patronage du poète et biographe William Hayley. Jamais il n’aura été aussi prospère que durant ses trois années de partenariat à Felpham. On ne connaît pas grand-chose de ce court séjour en bord de mer, à la différence de celui de ses cadets Keats, Byron et Shelley. Pourtant, ils dansent autour du même feu. La question qui les anime est celle de l’imagination et, chose étrange mais aussi très symptomatique, leur création se fait au fil de l’eau, au gré des flots. Tout découle de ce constat : comment a-t-on pu passer à côté du Blake contemplatif ? Pourquoi ce discrédit du motif marin au sein du corpus blakien par la critique ? Plus qu’une étape dans sa vie, Felpham est un événement pivot qui influence sa poésie à venir mais aussi la façon dont la poésie romantique s’est développée par la suite. En effet, Felpham apparaît comme une vraie clé permettant d’accéder à la personnalité, à la pensée, et à l’écriture du poète romantique William Blake. C’est le moment le plus important de sa vie ; son « climax » a lieu lorsqu’un soldat belliqueux du nom de Scofield pénètre dans le jardin de son cottage de Felpham. La situation est hautement inflammable et éclate en bagarre. L’événement mettra un terme à cette escapade en bord de mer ; l’affaire ira au tribunal et contraindra William Blake à revenir à Londres, quittant définitivement la bourgade de Felpham. À l’évidence, Blake n’aurait jamais quitté Felpham qu’il considérait comme un paradis, comme il l’écrira lui-même dans une lettre à son ami graveur Flaxman le 14 septembre 1800 : « Away to Sweet Felpham for Heaven is there / The Ladder of Angels descends thro’ the air / On the Turret its spiral does softly descend / Thro’ the village then winds at My Cot it does end »3. Dans le sillage de cette altercation avec le soldat Scofield en garnison4 sur la côte du Sussex, Blake prend le chemin que nous lui connaissons, celui de Londres. C’est là, dans cette épreuve d’échec, qu’il formule son nouvel évangile, dans la préface de son poème Jerusalem (1804-1818) :

But none can know the Spiritual Acts of my three years’ Slumber on the banks of the Ocean, unless he has seen them in the Spirit, or unless he should read My long Poem descriptive of those Acts ; for I have in these three years composed an immense number of verses on One Grand Theme Similar to Homer’s Iliad or Milton’s Paradise Lost the « Person & Machinery » entirely new to the Inhabitants of Earth (some of the Persons Excepted).5

C’est avec amertume et rancœur que Blake parle d’une mise en sommeil de trois ans près de l’océan, « three years’ Slumber on the banks of the Ocean ». Or, il n’en est rien, ce séjour maritime n’a en aucun cas mis la créativité du poète en veilleuse ; c’est une véritable métamorphose qui s’opère chez le poète, qui s’émerveille à la découverte de ce nouveau paysage marin et campagnard. De plus, cette retraite au bord de l’eau sera créatrice et régénératrice pour sa poésie. Comme le soulignent les critiques Armand Himy, Christine Jordis, Jacques Darras ou encore Peter Ackroyd, ses années à Felpham sont surtout pour lui l’occasion de donner corps à un nouveau projet, celui d’écrire un long poème semblable à l’épopée homérique et au poème épique Paradise Lost de John Milton.

Le séjour à Felpham ouvre en effet d’étonnantes voies d’accès à l’œuvre de William Blake. La mer pourrait constituer un point de départ, certes étroit, mais qui nous permet d’accéder à la compréhension d’une œuvre féconde et notamment de ses derniers poèmes. Il sera question ici de relater les circonstances qui ont rapproché Blake du village côtier et de mettre au jour les événements qui ont frappé son imagination et sa sensibilité, dont nous retrouvons la trace dans Milton et dans le style même du poète. Il entretiendra avec la mer un compagnonnage aussi fluide que prolifique. Il faut dire que William Blake est comme la mer : il embrasse tout, dans un flot ininterrompu et irrégulier de vers, tantôt insupportable, tantôt sublime, superbe. C’est cet épisode qu’il vécut à Felpham que je me propose d’analyser à travers l’un de ses plus célèbres poèmes, Milton. En effet, le poème constitue un guide précieux pour qui veut penser ce pan méconnu de la vie de William Blake.

Dans le paysage intellectuel romantique du XVIIIe siècle, William Blake dépare, dérange. Poète sulfureux et relativement méconnu par rapport à son contemporain Burns, il sera rapidement mis à l’index pour sa critique féroce de la religion et son horreur de la nature. Rebelle et mystique, à rebours de ses contemporains, Blake est un poète urbain qui aime la ville et sillonne Londres. Fort bien, me direz-vous : voici un homme résolument sédentaire ne s’étant jamais trop éloigné de sa chère ville natale de Londres. En soi, sa vie n’a pas grand-chose d’exceptionnel. Il n’inscrit aucune performance sportive à son palmarès comme la traversée de l’Hellespont à la nage (comme le fera Byron) ou des prouesses d’alpinisme dans le Lake District (à la différence de Coleridge). Il n’a pas voyagé. Il ne s’est pas engagé dans le conflit grec comme Byron. Il n’est pas le gendre d’une féministe et d’un anarchiste comme l’est Shelley. Il n’a pas fini octogénaire dans son pays en s’étant vu nommé poet laureate comme Wordsworth. Il n’est pas opiomane comme l’est Coleridge, et ne souffre pas d’une maladie qui l’emportera lui et toute sa famille comme c’est le cas de Keats. Somme toute, la vie de William Blake est ordinaire ; elle s’inscrit dans une vie d’homme comme les autres avec son lot de vicissitudes. Cela dit, rappelons-nous les phrases de George Bataille :

La vie de William Blake fut peut-être banale ; elle fut régulière et sans aventure. Elle frappe pourtant par un caractère d’exception absolue : c’est qu’en une large mesure elle échappe aux limites communes de la vie. Ses contemporains ne l’ont pas vraiment ignoré : il eut de son vivant une certaine notoriété, mais à part. Si Wordsworth et Coleridge l’apprécièrent, ce ne fut sans doute pas sans réserve (Coleridge au moins regrettait l’indécence de ses écrits). L’on dut le plus souvent l’écarter : « c’est un fou », disait-on. On le répéta même après sa mort. Ses œuvres (ses écrits, ses peintures) ont un caractère de déséquilibre. Elles étonnent par leur indifférence aux règles communes.6

Le paradoxe est savoureux. Il arrive que la vie d’un auteur ne ressemble pas à ses écrits. La cause est entendue. Pour autant, l’œuvre semble avoir déprécié Blake. Elle va de surcroît distinguer Blake des autres poètes romantiques, en faire un outsider, mais aussi isoler son imaginaire comme une spécificité distincte des autres approches. On ne voit en lui qu’un aspect de sa personnalité faite de passion, de fougue et de radicalité. Les malentendus à propos de Blake sont nombreux. Sa vie fourmille d’anecdotes et de légendes abusives ayant contribué à lui donner l’image d’un fou.

Scène 1. Automne 1790, Lambeth (faubourg de Londres), 13 Hercules Building. Thomas Butts, mécène et ami de William Blake, les surprend, lui et son épouse, en tenue d’Adam et Eve, récitant des passages du Paradise Lost de Milton dans leur jardin.

Scène 2. Toujours à Lambeth, un soir de 1790, Blake voit surgir un fantôme. Effaré, il se précipite vers l’extérieur. Cette scène de terreur lui inspirera plus tard le célèbre tableau The Ghost of the Flea.

Scène 3. La scène se déroule à Londres, à la suite de Révolution Française, lors de la campagne antijacobine. Blake appartient au même cercle de jacobins anglais enflammés par la Révolution Française que Thomas Paine, Henry Fuseli, William Godwin et Mary Wollstonecraft. Cependant, il est le seul à avoir osé arborer le bonnet phrygien dans les rues de Londres.

Scène 4. Un jour, Blake tenté par la polygamie, fait comprendre à sa femme Catherine, indéfectible soutien du poète, qu’il pourrait prendre une concubine.

Voilà donc épinglés pour des lustres les clichés d’un Blake scandaleux, provocateur, blasphémateur, forcément immoral. Ses œuvres, aussi bien picturales que poétiques, ne témoignent-elles pas d’un certain génie certes, mais surtout d’un esprit tourmenté ? Il est cependant maladroit de déduire le créateur de sa création. Le portrait du poète est bien plus nuancé qu’il n’y paraît. Comme l’a fort bien écrit le poète et critique Charles Baudelaire :

Il y a des biographies faciles à écrire ; celles, par exemple, des hommes dont la vie fourmille d’événements et d’aventures ; là, nous n’aurions qu’à enregistrer et à classer des faits avec leurs dates mais, ici, rien de cette variété matérielle qui réduit la tâche de l’écrivain à celle d’un compilateur. Rien qu’une immensité spirituelle ! La biographie d’un homme dont les aventures les plus dramatiques se jouent silencieusement sous la coupole de son cerveau est un travail littéraire tout différent.7

Il me paraît essentiel de revenir à William Blake et de rompre avec cette image d’Épinal de l’auteur des Proverbs of Hell qui ne correspond guère à l’expérience la plus profonde à laquelle il nous confronte : Felpham Vale.

Nos souvenirs académiques de Blake ne nous ont pas familiarisés avec ce bref épisode de trois ans dans la vie de ce natif de Londres. De lui nous avons le plus souvent retenu que la vie était affaire d’antinomie et de symétrie, que l’excès pouvait être source de beauté, que la déesse Raison était myope là où l’imagination permettait de voir le monde. Enfin, en simplifiant un peu, Blake nous était présenté sous les traits d’un Héphaïstos : poète-prophète-forgeron travaillant le métal tel l’un de ses personnages poétiques, Los. Aussi faut-il avoir eu la curiosité de s’intéresser de plus près à Blake pour s’apercevoir qu’il n’était pas sans vocation bucolique8. En effet, dans Milton, Blake exalte la beauté du monde et a visiblement une nouvelle attitude face à la découverte des paysages de la côte du Sussex :  

Thou hearest the Nightingale begin the Song of Spring ;
The Lark sitting upon his earthly bed : just as the morn
Appears ; listen silent ; then springing from the waving Corn-field ! Loud
He leads the Choir of the Day : trill, trill, trill, trill,
Mounting upon the wings of light into the Great Expanse :
Reechoing against the lovely blue & shining heavenly Shell :
His little throat labours with inspiration ; every feather
On throat & breast & wings vibrate with the effluence Divine
All Nature listens silent to him & the awful Sun
Stands still upon the Mountain looking on this little Bird
With eyes of soft humility, & wonder love and awe.
Then loud from their green covert all the Birds begin their Song
The Thrush, the Linnet & the Goldfinch, Robin & the Wren
Awake the Sun from his sweet reverie upon the Mountain :
The Nightingale again assays his song & thro the day,
And thro the night warbles luxuriant ; every Bird of Song
Attending his loud harmony with admiration & love.
[…]
Thou perceivest the Flowers put forth their precious Odours !
And none can tell how from so small center comes such sweets
Forgetting that within that Center Eternity expands.9

La mer s’impose d’abord comme horizon dans sa poésie puis dans sa vie. Bien des écrivains ont chanté la mer, l’incommensurable, l’infini, l’infatigable, l’ailleurs qui échoue sur le sable ou se fracasse sur les brisants. Blake ne déroge pas à la règle, en bon îlien britannique : la mer est source de poésie.

Whether on chrystal rocks ye rove,
Beneath the bosom of the sea
Wand’ring in many a coral grove,
Fair Nine, forsaking Poetry […]10

Blake, poète de la mer donc ? Quoique paradoxale, cette question n’est pas entièrement dénuée d’intérêt. En effet, les poèmes écrits durant les années Felpham, ou celles qui lui font suite, dont son célèbre poème Milton, suggèrent que le rapport de Blake à la mer s’explique par des raisons biographiques évidentes : il a fréquenté la mer à proximité de son cottage. Il ne nous est bien sûr pas possible ici d’explorer un si vaste domaine. Nous nous bornerons à en donner un rapide aperçu soulignant le lien explicite entre Felpham et l’œuvre poétique de Blake, voire évoquant Felpham comme élément constitutif d’une écriture poétique. À y regarder de plus près, la place accordée à ce bref séjour en bord de mer est rarement proportionnelle à son importance. La preuve en est que, dans sa biographie, William Blake ou l’infini, Catherine Jordis condense cet exil de Londres en 9 pages sur 270, soit 2.5%. Armand Himy lui consacrera 15 pages sur 300, soit 5% de sa biographie. Sous la plume de G. E. Bentley Jr, le pourcentage accordé à cet événement augmente ; l’épisode Felpham est réuni autour de 45 pages sur 450, soit 10% de sa biographie, The Stranger from Paradise. Seul le très prolifique Peter Ackroyd, plus généreux, entend montrer en 77 pages sur 400 (soit 20% de sa biographie Blake11) en quoi ce retrait de la bouillonnante capitale britannique allait nourrir jusqu’au bout sa pensée et sa plume. Rappelons que pour Blake, les années 1800-1803 sont des années charnières au cours desquelles il prend ses distances avec Londres, solide ancrage de sa foisonnante poésie, se détourne de la poésie prophétique pour embrasser le métier de graveur. Les années Felpham sont pourtant tout sauf une période stérile en poésie. On peut en juger par le fait que ses épîtres12, ses poèmes regroupés sous le titre The Pickering Manuscript tels « The Mental Traveller » ou « The Crystal Cabinet », datent des années Felpham13, et que deux de ses plus grands poèmes, Milton et Jerusalem, sont écrits dans la foulée et portent l’empreinte des événements vécus à Felpham. Le littoral tient dans l’espace de ses poèmes une place essentielle. La côte du Sussex, à la fois pastorale et maritime, le sable, la mer, sont omniprésents, ainsi que la topographie de l’environnement dans lequel le poète séjourne. Blake rappelle que son cottage de Felpham et son jardin se situent à quelques kilomètres du rivage ; il rappelle même l’épisode traumatisant avec Scofield. En effet, le poème Milton mentionne onze fois Felpham, sept fois son cottage, cinq fois son jardinet, et le nom de Scofield apparaît explicitement vers 59, plaque 19.

Mais revenons à la biographie de Peter Ackroyd. Outre le fait qu’elle est plus fournie, elle explore les exils réels ou intérieurs de Blake, avec de belles descriptions de ce lieu tant aimé : le cottage de Felpham Vale. Dans la réhabilitation de cet événement fondateur et décisif car il sera le ferment de sa nouvelle poésie, Peter Ackroyd égrène avec élégance les pensées de Blake concernant la mer, traversant ainsi son existence et son œuvre :

Blake had never before seen the sea ; he could now reach it after a walk of two minutes, and he could watch it at all times and in all seasons. The shingle was filled with tiny pebbles that reflected the extraordinary light coming off the surface of the water, and it was while sitting on the yellow sands of the beach that he was granted his first Felpham vision : he saw « particles bright » forming the shape of a man. […] Then that vision expanded « Like a Sea without shore », and he saw the entire natural world as « One Man ». […] He was later to believe that he could only maintain his « visionary studies » in London, but in this period he was entranced by « the shifting lights of the sea », while along its shore he saw the spirits of ancient poets and prophets all, as he said, « majestic shadows, grey but luminous, and superior to the common height of men ».14

En effet, ce changement total de décor apporte plus de clarté et de précision à ses visions15. Felpham est le terreau d’une nouvelle poésie et d’une métamorphose chez le poète connu jusqu’alors comme hostile à la nature et à la philosophie de la sensation. Ces années, trop brèves, passées à Felpham, n’en ont pas moins été déterminantes, notamment en ce qui concerne la versification. Ce parcours le conduit de la forme brève et aphoristique, et des poèmes lyriques, au vers miltonien et à l’épopée. Comme le souligne Peter Ackroyd dans sa biographie du poète, le séjour à Felpham induit un changement de style, perceptible dans son poème Vala or the Four Zoas commencé à Londres et réécrit à Felpham, qu’il pérennisera dans Milton et Jerusalem :

The original thirty-six pages of Vala, written in Lambeth, had been composed in that tone of biblical lament which was all his own. Now, as he continued work upon the poem in Felpham, he introduces a Miltonic resonance […] By combining a Miltonic cadence with the biblical sonority that came so naturally to him he also managed to rediscover an aspect of English poetry that had been neglected since the seventeenth century ; he had recreated the language of declamation and prophecy. He had also determined that this was to be a long poem – the longest poem he had ever written – in compliance with the high demands of epic form.16

Remarquons le changement suggestif dans la versification de Blake. Le vers blakien se transforme dans Vala of the Four Zoas et se meut en « septénaire ïambique et plus souvent anapestique »17. La poésie écrite à Felpham utilise le vers miltonien (un vers blanc, long, sans rimes, majoritairement un pentamètre ïambique) mais également les pieds de la métrique gréco-latine, le crétique (fort, faible, fort : /-/) et l’amphibraque (faible, fort, faible : -/-). Ceci n’est guère étonnant car, aux côtés de son bienfaiteur Hayley, Blake apprend le grec et le latin avec suffisamment d’aisance pour lire l’Iliade. Le découpage du vers blakien varie également par rapport à la poésie rythmée de ses débuts, comme dans Songs of Innocence et Songs of Experience, où le découpage du vers était plus périlleux et aléatoire, selon un rythme trochaïque se terminant souvent par une syllabe masculine (ou accentuée) de sorte que le rythme descendant est interrompu ou cataleptique. Autrement dit, le vers blakien était une séquence rythmique tronquée à la fin. Ceci est manifeste dans son célèbre poème « Tyger », dont le rythme trochaïque entêtant rappelle les tambours. Le premier vers en ce sens est significatif et porteur de cette catalepse : « Tyger Tyger, burning bright ». Nous avons trois trochées (fort suivi de faible) et « bright » est une syllabe accentuée venant interrompre le rythme descendant. De plus, on notera que cette versification est dissyllabique. Son séjour à Felpham entraîne l’utilisation de pieds trisyllabiques, comprenons ici l’anapeste (--/), le dactyle (/--). Ceci est particulièrement visible dans les derniers vers du poème Milton où Blake utilise le pentamètre en hommage à son prédécesseur Milton et où la versification se compose majoritairement de crétiques et amphibraques permettant de reproduire une certaine langueur et d’effectuer des gros plans ou arrêts sur image.

Aussi, après Felpham, on se place dans une perspective de découpage de vers plus régulier ; le vers blakien alterne entre heptamètre (vers de 7 pieds) et hexamètre (vers de 6 pieds), avec de temps à autre une irrégularité propre à la poésie blakienne18. C’est le cas dans Milton, dont nous avons sélectionné un passage représentatif (vers 9-14) :

- / - - / - / - / - / - / - - /
The Spectre of Satan stood upon the roaring sea & beheld
/ - - / - / - - / - - / - - / -
Milton within his sleeping Humanity! trembling & shuddering
- / - / - / - / - / - - / - / -
He stood upon the waves a Twenty-seven-fold mighty Demon
/ - - / - - / - - / - - / / -
Gorgeous & beautiful: loud roll his thunders against Milton
/ / - / - / - / - / - / - /
Loud Satan thunderd, loud & dark upon mild Felpham shore
- / - - / - / - - / - - / - /
Not daring to touch one fibre he howld round upon the Sea.

Comme on peut le constater dans les vers ci-dessus, Blake alterne entre 7 accents et 6 accents, avec une irrégularité, 8 accents dans l’avant dernier vers de notre extrait. Les ïambes et anapestes reproduisent l’ondulation des vagues et permettent un déroulé plus long du vers. La versification fait apparaître à quel point est complexe et discret le travail de refonte que Blake effectue entre expérience vécue et création littéraire.

De nombreux critiques comme Catherine Jordis, Armand Himy ou encore Peter Ackroyd convoquent l’idée d’une crise existentielle. En effet, ce retrait de la vie londonienne dans la tranquillité de Felpham intervient au milieu de la vie de Blake, à l’âge de 43 ans. Pourtant, les remises en question et les doutes de la quarantaine n’auraient pas dû avoir lieu car le poète s’attendait à mourir jeune, à l’âge de trente-six ans : « I say I shant live five years And if I live one it will be a Wonder », écrit-il en 179519. Blake s’est trompé. Face à ce monde désenchanté, où le deuil de la perspective révolutionnaire reste à faire, Blake tourne en rond et s’englue dans le sentiment de l’inexorable. Son esprit patine, en témoigne la composition de son poème Vala or the Four Zoas commencé à Lambeth en 1797 et terminé lors de la rédaction de Jerusalem et Milton, commencés en 1804. Il part donc avec une idée fixe : renouer avec le prophétisme de ses jeunes années. Comme il le confie dans Milton :

For when Los joind with me he took me in his firy whirlwind
My Vegetated portion was hurried from Lambeths shades
He set me down in Felphams Vale & prepard a beautiful
Cottage for me that in three years I might write all these Visions
To display Natures cruel holiness : the deceits of Natural Religion.20

On peut voir dans ces vers un exercice de justification où le poète revient sur ses écrits passés et y cherche un fil directeur, une convergence. Plus encore, le poème Milton serait une transposition littéraire du choc émotionnel le plus important de la vie de William Blake : l’affrontement avec le soldat en garnison Scofield ayant précipité sa chute du paradis, l’écrin de son cottage marin de Felpham. Il est donc aisé de comprendre comment le procès mis en scène dans Milton fait référence à son propre procès.

Concluons : il y a un avant et un après Felpham. Loin des tracas de Londres, c’est dans cette paisible bourgade du Sussex que le poète-prophète William Blake se retire. C’est là que William Blake, à tous égards, met en place l’horizon dans lequel va se dérouler son nouveau projet d’épopée et son art poétique avec une nouvelle versification. Quelle métamorphose ! Blake en vient à s’émerveiller du chant de l’alouette et de la pourpre des bruyères. Il découvre le charme du bord de mer, se réjouit de ses promenades et consacre des vers à l’émerveillement de cette communion panthéiste. D’où l’importance de mesurer la portée de cette retraite singulière. Une place de choix est réservée à Felpham dans le poème profondément original Milton qui retrace cette expérience marine cardinale dans la vie de William Blake. La quête conjointe d’une poésie régénérée et d’une vie revivifiée trouve en effet, comme on l’a souligné, sa première expression dans Milton, dont le travail poétique a profondément informé la révision de Vala or the Four Zoas et l’écriture de Jerusalem dont la préface contient son art poétique. Ainsi, le murmure du ressac de Felpham viendra toujours compléter son écriture poétique, avec à l’arrière-plan, Scofield et son procès l’ayant contraint à quitter ce petit paradis pastoral et marin : le val de Felpham.

Notes

1 « Eux, à la même époque, désertent la ville et s’exilent au milieu de la Nature la plus sauvage. Ils vont au Nord, ils vont aux montagnes ou aux lacs. Ils installent des petites communautés tenues par le lien de la religion naturelle. Ce sont des panthéistes conscients. Quelques-uns, plus riches, mais écœurés par la fermeture de la société anglaise sur elle-même, se sauvent à l’étranger et s’installent au contact de la beauté méditerranéenne. […] William Blake, lui, il faut l’imaginer au cœur de la foule à Londres, où il est né et où il mourra. […] Blake, toute sa vie, sera un Londonien. Très peu de poètes à son image, dans toute l’Europe », Jacques Darras, in William Blake, Le Mariage du ciel et de l’enfer et autres poèmes, trad. Jacques Darras, Paris, Gallimard, 2013, p. 8-9. Retour au texte

2 William Blake, in William Blake : The Complete Poems, éd. Alicia Ostriker, Harmondsworth, Penguin, 1977. Retour au texte

3 Ibid., « To Mrs Flaxman, 14 September 1800 », p. 482. Retour au texte

4 Au cours des guerres napoléoniennes, dans la crainte d’une invasion par les côtes du Sussex, des soldats sont placés le long de ces côtes ; certains sont en garnison à Felpham. Blake surprend l’un d’entre eux, John Scofield, promu sergent mais rétrogradé pour cause d’ivrognerie, dans le jardin de son cottage et le somme de quitter les lieux. Mais le soldat est insolent et n’obtempère pas. Blake bouscule le militaire et le ramène jusqu’à son cantonnement. Le soldat humilié assignera Blake à comparaître au tribunal de Chichester pour sédition. L’accusation est grave. Blake risque la prison ou pire car sous la menace d’une invasion par Napoléon, les militaires sont bien considérés. Le poète sera sauvé par le témoignage de William Hayley. Retour au texte

5 Ibid., « Jerusalem », p. 636. Retour au texte

6 Georges Bataille, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 2002, p. 59-60. Retour au texte

7 Charles Baudelaire, Théophile Gauthier, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, p. 4. Retour au texte

8 « [A]ucun poète de la nature n’a jamais évoqué une vision de la nature plus radieuse qu’il ne le fait dans Milton », Kathleen Raine, L’Imagination créatrice de William Blake, trad. Jacqueline Genet, Paris, Berg international, 1983, p. 186. Retour au texte

9 William Blake, in William Blake : The Complete Poems, op. cit., « Milton », « Book the Second », plaque 31, v. 28-48, p. 580. Retour au texte

10 William Blake, ibid., « To the Muses », v. 9-12, p. 31. Retour au texte

11 Peter Ackroyd, Blake, London, Vintage, 1999. Retour au texte

12 « Genre littéraire en vers traitant de sujets variés (littéraire, moraux, religieux, etc.) à la manière d’une lettre, avec parfois une pointe badine ou satirique », https://www.cnrtl.fr/definition/epître, consulté le 31 décembre 2019. Retour au texte

13 La plupart des éditeurs datent le manuscrit de 1803, voir par exemple Michael Mason, dir., William Blake, Oxford, Oxford University Press, 1988. Retour au texte

14 Peter Ackroyd, Blake, op. cit., p. 228-229. Retour au texte

15 « Une lettre à Thomas Butts, datée du 22 novembre 1802, montre assez comment Blake est sorti d’une période sombre, hanté par Urizen sans doute, et préoccupé par des soucis matériels et peut-être domestiques, mais ayant trouvé à Felpham, où fut achevé Vala ou les Quatre Zoas, une véritable béatitude. Ce n’est pas l’expérience d’un mystique, mais celle d’un voyant », écrit Jacques Blondel, in William Blake, Œuvres : Tome 4 : Vala ou les quatre vivants et annotations à divers ouvrages, trad. Jacques Blondel, Paris, Aubier-Flammarion, 1983, p. 25. Retour au texte

16 Peter Ackroyd, Blake, op. cit., p. 250. Retour au texte

17 Jacques Blondel, in William Blake, Œuvres : Tome 4 : Vala ou les quatre vivants et annotations à divers ouvrages, op. cit., p. 50. Retour au texte

18 Dans son art poétique, la préface à Jerusalem (1804), Blake souligne l’importance de l’irrégularité comme marque de fabrique dans sa poésie : « I consider’d a Monotonous Cadence like that used by Milton & Shakespeare & all writers of English Blank Verse, derived from the modern bondage of Rhyming, to be a necessary and indispensable part of Verse. But I soon found that in the mouth of a True Orator such monotony was not only awkward, but as much a bondage as rhyme itself. I therefore have produced a variety in every line, both of cadences & number of syllables. Every word and every letter is studied and put into its fit place : the terrific numbers are reserved for terrific parts – the mild & gentle, for the mild & gentle parts, and the prosaic, for inferior parts : all are necessary to each other. Poetry Fetter’d, Fetters the Human Race! » William Blake, « To the Public », in William Blake : The Complete Poems, op. cit., p. 637. Retour au texte

19 Peter Ackroyd, Blake, op. cit., p. 170. Retour au texte

20 William Blake, in William Blake : The Complete Poems, op. cit., « Milton », « Book the Second », plaque 36, v. 21-25, p. 594. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marion Fagot, « Blake à Felpham : une expérience cardinale dans la vie de ce londonien invétéré », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/78

Auteur

Marion Fagot

Université d’Aix-Marseille. EA 853 LERMA

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