Constantin et Maximien, références de la royauté bretonne dans l'Historia regum Britanniae et le Brut de Wace

DOI : 10.54563/gfhla.286

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Le Brut de Wace1, mise en français datée de 1155, sous le règne d’Henri II Plantagenêt, de l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth2, comporte un long développement consacré à l’histoire du règne d’Arthur. Or l’une des caractéristiques de ce règne, c’est la relation qu’il entretient avec le monde romain, dont l’enjeu est la conception même du pouvoir, royal et impérial. Comme le dit Laurence Mathey-Maille, il y a chez Arthur, comme chez la plupart des rois de Bretagne, l’expression d’une « vocation du peuple breton à l’empire », voire l’ambition de « transférer l’empire de Rome en Bretagne »3.

Justifier la conquête de l’Empire romain : la harangue d’Arthur à ses troupes

Au début de son règne, Arthur se lance dans des guerres de conquêtes d’abord vers le nord (Irlande, Islande, Norvège) avant de se diriger vers la Gaule, alors gouvernée par un tribun romain du nom de Frolle. Ayant vaincu celui-ci, Arthur conquiert « France e Flandres » (v. 10686), notamment l’Anjou, la Gascogne, l’Auvergne et le Poitou. Alors qu’il est rentré en Grande Bretagne, une ambassade envoyée de Rome exige le tribut que les Bretons doivent à l’Empire. Arthur est accusé par l’empereur romain, Luce, de « par surfait et par orguil / Ose[r] vers Rome ovrir [s]un oil » (v. 10647-10648)4. Celui-ci lui reproche son attaque qui, selon lui, montre son mépris pour la puissance et le droit des Romains ; il se demande pourquoi Arthur a été amené à prendre cette décision :

Mult me desdein, mult me merveil
A cui e ou tu prenz conseil
De prendre cuntre Rome estrif
Tant cum tu sez un Romain vif. (v. 10647-10650)5

Pour l’empereur, seule Rome est digne de gouverner le monde : Rome est « le chief del mund » (v. 10654). Il considère que l’attaquant se montre démesuré (« trespassé as ta mesure », v. 10660), fait donc preuve d’hybris. Arthur apparaît, dans le discours de Luce, comme animé d’une volonté hégémonique sur l’occident. L’empereur menace le Breton de représailles et lui oppose la figure de « Julius Cesar, nostre ancestre » (v. 10675), suggérant même qu’Arthur et ses guerriers n’ont que mépris pour cette figure ancestrale. Enfin il convoque le roi à Rome pour qu’il lui rende des comptes, notamment sur le tribut instauré par César que doit la Grande Bretagne : « Si feras satisfaction / Deço que nus t’acuseron. » (v. 10694-10695).

Devant l’agitation qui saisit ses hommes et après les interventions de Cador et Gauvain, qui le poussent tous deux à combattre, le roi Arthur prend la parole. Dans une longue harangue à ses troupes (v. 10779-10904), il établit la légitimité des Bretons sur l’empire de Rome. Rappelant d’abord que la Ville a été conquise par Brennes [Brennus], duc de Bourgogne, et Belin, roi des Bretons, ce qui fonde une première légitimité des rois de la grande île à l’empire, Arthur, en réponse à l’ombre de César évoquée par l’empereur de Rome, se réfère à la double figure de Constantin et de Maximian, tous deux devenus empereurs romains après avoir été rois de Bretagne : Constantin « de Bretaine […] tint e out Rome en demeine » (v. 10867-10868) ; quant à « Maximian, reis de Bretaine » (v. 10869), il a conquis France et Allemagne puis « out la seinurie » de Rome (v. 10872), c’est-à dire le pouvoir sur Rome, l’empire.

S’appuyant sur l’histoire (« Se nus as anceisurs guardum », v. 10878)6, Arthur met sur le même plan (« Qu’altresi dei jo Rome aveir / Cum il Bretaine », v. 10876-10877)7 ses propres ambitions sur Rome et le pouvoir légitime (« par raisun », v. 10877) exercé sur la Bretagne par Constantin et plus encore par Maximian qui, avant lui, conquit un empire sur le continent, justifiant ainsi ses propres visées sur l’Empire romain.

De plus, Arthur se présente lui-même non seulement comme leur héritier en tant que roi, mais aussi par le sang : il fait en effet de Constantin et Maximian, qui fut « reis de Bretaine » (v. 10869), des membres de son propre lignage : « Cil furent mi parent procain / et chascun out Rome en sa main » (v. 10873-10874). Il fonde ainsi son action sur une double légitimité, royale, puisqu’il détient le trône de Bretagne comme l’ont fait dans le passé les deux figures qu’il évoque, mais aussi familiale : roi des Bretons, il se revendique comme l’héritier direct de deux figures royales et impériales.

Il revient sur cette parenté et cet héritage pour contester la légitimité du traité évoqué par Luce : « Romain de nos orent treü / E mi parent l’unt d’els eü » (v. 10879-10880)8. Selon lui, le tribut exigé par les Romains est illégitime car imposé par la force, et Arthur oppose aux figures de ses propres ancêtres celle de César, présentée avec nombre de proverbes et la réitération du mot « force », opposé à « dreiture », comme l’expression d’un pouvoir tyrannique : César, dit-il en effet,

Forz huem esteit, sa force fist ;
Ne se pourent Bretun desfendre,
Treü lur fist a force rendre
Mais force n’est mie dreiture
Ainz est orguil e desmesure.
L’um ne tient mie ço par dreit
Que l’um ad a force toleit. (v. 10826-10832)9

L’action des Bretons contre Rome est donc légitime car elle permettra de mettre fin à un tribut injustement imposé et, au contraire, d’en imposer un à l’adversaire : « Bien nus leist par dreit ço tenir / Qu’il solent a force tolir » (v. 10833-10834)10.

C’est donc sur le passé de deux rois successivement souverains de Bretagne et empereurs de Rome, deux figures historiques devenues quasiment mythiques, qu’Arthur fonde son argumentation. Le Brut suit ici l’Historia regum Britanniae pour reconstruire tant l’histoire de l’île que celle des deux souverains qui l’ont gouvernée.

On pourrait cependant s’étonner de cette double référence dans la bouche d’Arthur. Car l’association de ces deux figures, même si elles se caractérisent par la même succession – royauté de Bretagne, empire de Rome –, n’est pas si évidente et, dans l’histoire légendaire de Bretagne, elles apparaissent comme assez clairement antithétiques et notamment dans leur mode d’accession tant à la royauté bretonne qu’à l’empire.

Un illustre ancêtre d’Arthur, Constantin le Grand

Constantin est présenté comme d’origine à moitié bretonne : « de Bretagne fu, fiz Eleine » (v. 10867). Dans l’histoire d’Arthur – comme d’ailleurs plus tard dans celle de Lancelot, dans le Lancelot en prose – plusieurs Hélène(s) interviennent. La première a contribué, à son corps défendant, à la transformation héroïque d’Arthur. Il s’agit de l’Hélène qui a donné son nom, dans cet épisode qui a également une visée étiologique, à Tombelaine, près du Mont-Saint-Michel11. La seconde joue le rôle d’ancêtre mythique : c’est la mère de Constantin, personnage historique qu’une légende tenace, déjà présente dans l’Historia Anglorum d’Henri de Huntingdon, fait naître bretonne12, fille du roi Choël13, qui a conquis le pouvoir en éliminant le roi précédent Asclépiodos. Hélène est présentée par le Brut comme un modèle de sagesse et de savoir, une princesse capable de succéder à son père grâce à sa « clergie », sa culture de femme « lettree » (v. 5609). Le motif de conte de la « seule fille du roi », situation potentiellement source de danger pour un royaume sans héritier mâle, est ici compensé par cette sagesse de l’héritière, « ki moult sout d’art14 et de clergie » (v. 5606). Le roi Choël marie sa fille à l’envoyé de Rome, Constant – c’est-à-dire Constance Chlore –, déjà conquérant de l’Espagne, venu récupérer le tribut que le roi précédent avait refusé aux Romains. Ainsi Choël soumet de nouveau la Bretagne à Rome en justifiant sa décision par la mort d’un roi qui refusait de se soumettre aux Romains. Fils d’une Bretonne et d’un Romain, Constantin est donc doublement légitime pour accéder aux deux souverainetés.

Chez Geoffroy comme dans le Brut, Constantin apparaît comme le modèle idéal du souverain. Arrivé au pouvoir très jeune, à onze ans, à la mort de son père Constant, il est présenté par le Brut comme un roi pourvu de toutes les qualités :

Si Constainz fu de grant bunté,
Constantin ad tut surmunté
La bonté Constainz e le los. (v. 5677-5679)15

Il a tous les traits du puer senex : « Altretels fu en sa juenvlesce / Come altres sunt en lur homesce » (v. 5685-86)16. Par sa double naissance, il fait le lien entre les deux pays :

Les Bretuns ama pur sa mere
E cels de Rome pur son pere,
Kar de ces dous genz esteit nez,
D’ambes parz bien enparentez. (v. 5687-5690)17

On ne s’étonne donc pas que cette figure idéale soit invoquée comme ancêtre et garant par Arthur pour justifier ses prétentions sur l’Empire romain. L’histoire romaine est ainsi réécrite : d’un empereur qui est historiquement un usurpateur, qui a pris le pouvoir à la suite de la défaite de Maxence au pont Milvius, la légende fait un roi légitime « élevé » au pouvoir par les barons anglais (« Li baron l’unt levé a rei », v. 5669), puis appelé à l’empire par les Romains eux-mêmes.

En effet, il prend bien la place de Maxence (« A Maxen toli sa fierté / E osta de sa poüsté », v. 5717-5719)18, mais c’est parce que des Romains chassés en Bretagne par le pouvoir tyrannique de l’empereur, s’adressent à lui comme souverain légitime de la grande île pour qu’il s’emploie à « rétablir les exilés dans leur patrie ». L’Historia regum Britanniae le dit clairement en reprenant les termes de leur harangue :

Jusqu’à quand, Constantin, supporteras-tu notre malheur et notre exil ?19 Pourquoi tarder à nous rétablir dans notre patrie ? Tu es le seul de notre génération qui aies le pouvoir de nous rendre ce que nous avons perdu après avoir chassé Maxence. En effet, quel prince peut être comparé au roi de Bretagne tant par la force de ses vigoureux soldats que pour ses ressources en or et en argent ? Nous t’en supplions, rends-nous nos biens, rends-nous nos femmes et nos enfants, marche sur Rome avec ton armée et avec nous.20

Bien que Constantin ait conquis le pouvoir par la force, sa légitimité vient de ce qu’il a été appelé pour mettre fin à un pouvoir que les Romains considèrent comme injuste et destructeur. C’est de cette « marche sur Rome » que se réclame Arthur à son tour, non ici pour délivrer des Romains opprimés, mais pour s’inscrire dans l’action de son ancêtre, la renouveler. Souverain idéal, Constantin est caractérisé notamment par la valeur de corteisie, qui sera aussi, dans le Brut, celle que Wace accordera à Arthur. Il s’oppose en cela à la vision qui est donnée de l’empereur en place, Maxence, présenté comme une figure du mal, « mult orguillus / Mult fel e mult malicius » (v. 5693-5694)21, qui détruit la noblesse et le Sénat. Roi breton courtois et chrétien – même si le texte n’insiste guère sur cette dimension, rappelant simplement l’invention de la Vraie Croix par sa mère Hélène (v. 5720-5724) –, Constantin détruit Maxence et impose ainsi légitimement son pouvoir sur l’empire de Rome.

Une figure ambiguë, Maximien

Si la référence à Constantin s’explique donc, on peut s’interroger sur le second empereur auquel se réfère Arthur pour justifier ses actes. Le cas de Maximien est en effet caractéristique des liens que l’histoire légendaire de Bretagne a construits entre la grande île et Rome, et à nouveau de l’importance de la question du tribut.

Maximien (Maximianus dans l’Historia regum Britanniae, Maximian dans le Brut, v. 5580) est un personnage complexe, dont Alban Gautier a montré qu’il est en fait le résultat de la confusion entre plusieurs personnages aux noms proches issus de sources diverses : « Maximien… Maxence… Magnence »22. Dans le Brut, le nom est associé à la violence et la cruauté par la mention d’un envoyé de ce nom (Maximian) chargé en Bretagne par l’empereur Dioclétien de l’« ocision / Et la grant persecution » (v. 5575-5576) contre les chrétiens de Bretagne. Ses actes sont marqués dès l’origine par la violence :

Ço fu par Diocletian,
Qui enveia Maximian,
Par cruelté e par enjurie,
Pur tuz les crestïens destruire
Ki aveient abitement
Ultre Mont Geu, vers occident. (v. 5579-5584)23

C’est en son temps que sont martyrisés des saints fondateurs de la chrétienté bretonne, « sainz Albans / E sainz Juiles e Aaron, / Duicitaain de Karlion » (v. 5588-5590).

Maximien, comme l’était avant lui Constantin, est, par son lignage, au croisement des deux territoires : il est en effet le fils de Joëlin, l’un des oncles d’Hélène (grand oncle de Constantin, donc) et d’une « feme de halt lin, / Une Romeine mult preisee » (v. 5726-5727), de haute lignée, probablement sénatoriale. Cousin d’Hélène, il appartient donc au même lignage que Constantin. L’Historia regum Britanniae explique que cet ambitieux, n’ayant pu accéder au tiers de l’empire qu’il visait, décida, sur les conseils du duc de Petite Bretagne Caradoc, de s’emparer du pouvoir en Angleterre. Ce pouvoir breton permettrait à Maximien d’affirmer sa puissance et de revenir en vainqueur à Rome pour en chasser les empereurs ; son conseiller Mauric, fils de Caradoc, rapproche sa situation de celle de Constantin : « C’est ainsi, dit-il, qu’ont procédé ton parent Constantin et plusieurs de nos rois qui ont accédé à l’empire » (HRB, § 81, p. 120).

Maximien aborde en Grande Bretagne avec une armée importante, mais devant les troupes nombreuses levées par Conan24, le neveu du roi Octavius25, il envoie devant Conan, sur les conseils de Mauric, douze sages portant des rameaux d’olivier en signe de paix ; à la tête de l’ambassade, Mauric explique que la venue de Maximien « est pacifique » et que celui-ci est tout désigné pour épouser la fille d’Octavius car c’est « un jeune homme qui descend des Romains et aussi de la lignée royale des Bretons » (HRB, § 83, p. 123). Cette double ascendance justifie donc l’accession de Maximien au pouvoir breton, sorte de marchepied obligé pour accéder à l’empire.

Le rapprochement entre Constantin et Maximien pourrait expliquer pourquoi Arthur les associe à son tour. Tous deux sont venus de Grande Bretagne pour conquérir ou reconquérir Rome. Arthur se place dans leur lignée (« mes ancêtres », « mes proches parents ») pour justifier à son tour son mouvement d’ouest en est, de Grande Bretagne vers Rome.

Il n’empêche que les deux figures sont très différentes : alors que Constantin est présenté comme un ancêtre idéal, venant au secours des Romains sur leur demande, c’est un tout autre portrait qui est fait de Maximien, qui, après cinq ans de règne en Bretagne (trois ans dans le Brut, v. 5886), décide de reconquérir à Rome le pouvoir dont il a été privé :

Maximien fut pris d’ambition du fait de l’immense quantité d’or et d’argent qui lui parvenait chaque jour. Il prépara une flotte très imposante et réunit tous les hommes en armes du pays. Le royaume de Bretagne ne lui suffisait pas. Il espérait soumettre les Gaules. (HRB, § 84, p. 124)

Le Brut reprend ces circonstances : Maximien, ayant rassemblé hommes et richesse, se sent suffisamment fort pour faire la guerre aux « dous freres qu’il haeit / Ki contre lui Rome teneient »26, Valentinien et Gratien, qui l’ont empêché de partager l’empire avec eux. Maximien reconquiert le pouvoir par la violence et règne par la terreur ; il massacre les peuples qu’il soumet, procède à un transfert de population de Grande à Petite Bretagne, et donne la souveraineté de ce dernier lieu à Conan après s’être réconcilié avec lui pour partager le pouvoir : « Ce sera une seconde Bretagne que nous peuplerons de notre race après en avoir chassé les indigènes » (HRB, § 84, p. 125). Son ambition ne se limite pas à la Gaule mais le conduit jusqu’à Rome où il fait mourir Gratien et chasse Valentinien.

Dans l’Historia regum Britanniae, Maximien subit le sort de nombreux tyrans : il meurt assassiné ; il avait choisi pour la Grande Bretagne un gouverneur qui lui ressemble : le municeps Gratien27 combat les Pictes et les Huns qui avaient repris leurs attaques28, s’empare de la couronne, mais est à son tour assassiné à la suite d’un règne tyrannique (HRB, § 89, p. 129). Ces deux rois successifs, régnant par la terreur, sont présentés par Geoffroy comme responsables de la déchéance de la Bretagne, notamment parce que Maximien, tout à son désir de conquête, a envoyé en Petite Bretagne ou emmené avec lui des guerriers en grand nombre, laissant le pays mal défendu par des troupes inexpérimentées face aux envahisseurs venus du nord (Écossais, Danois, Norvégiens).

Après la mort de Gratien, les Romains refusent d’accorder leur aide aux Bretons et renoncent même au tribut (HRB, § 90, p. 131) ; les Bretons, invoquant le souvenir de Maximien (v. 6354) et leur commune origine bretonne, sollicitent alors le roi de Petite Bretagne, Aldroenus (Aldroën, dans le Brut, v. 6335). Les deux noms de Maximien et de Constantin se trouvent une fois de plus associés, montrant les liens étroits entre les deux Bretagne : Aldroën envoie son frère Constantin, l’ancêtre direct d’Arthur, qui devient rapidement, grâce à l’Église (l’archevêque de Londres) et à l’accord des barons, roi légitime de Grande Bretagne (v. 6439), protecteur (avué, v. 6442) des Bretons dans le Brut. Ce nouveau pouvoir paraît vouloir prendre ses distances avec la puissance romaine, d’autant qu’Aldroën souligne dans l’Historia regum Britanniae les dangers que l’empire fait courir à la Bretagne :

Plus que tous les autres maux c’est l’autorité romaine qui a nui à la Bretagne, car personne ne peut y établir un pouvoir durable sans perdre sa liberté, accablé sous le poids de sa servitude. (HRB, § 92, p. 135)

Mais là encore, même distendu, le lien avec les Romains n’est pas détruit et reste un garant de l’avenir ; le nom du roi imaginaire Constantin renvoie explicitement à celui de son ancêtre, Constantin Ier le Grand. Il épouse en effet lui aussi « une Romaine de noble lignage élevée en Angleterre » (HRB, § 93, p. 136), et le mariage est célébré par l’évêque de Londres, Guithelin (HRB, § 93 p. 136). Enfin, les deux aînés de Constantin portent des noms romains (Constant et Aurelius Ambrosius29), le troisième ayant un nom moins clairement marqué (Uther, qui pourrait cependant être rapproché du pronom latin uter, « l’un et l’autre »30), confortant ainsi le lien entre Arthur et ses ancêtres romains.

Petit-fils de ce deuxième Constantin, Arthur peut bien se réclamer d’un lignage remontant à Constantin et à Maximien, à la fois rois de Bretagne et empereurs de Rome, lignage qui lie étroitement les deux territoires. On peut souligner que les deux femmes, la mère de Constantin, Hélène, présentée comme bretonne, et la femme – restée anonyme – du second Constantin, d’origine romaine, représentent les deux aspects de l’ascendance d’Arthur.

De Constantin à Arthur, l’héritage romain

À la mort du deuxième Constantin, c’est Constant, pourtant devenu antérieurement moine, que l’usurpateur Vortigern met sur le trône pour régner en fait à sa place (HRB, § 94, p. 137). De même qu’Arthur se réclame de ses ancêtres pour légitimer ses ambitions romaines, Aurelius Ambrosius, revenu reconquérir l’Angleterre, présente dans un discours à ses troupes l’usurpateur comme un traître envers Constantin et Constant, rois légitimes dont l’onomastique même souligne le lien avec le premier Constantin, ancêtre du lignage (HRB, § 119, p. 175-176). On voit donc se dessiner une opposition entre les mondes breton et saxon (Vortigern s’allie aux Saxons, comme le fera Mordret combattant Arthur à la fin de la Mort Artu), et une lignée royale qui se réclame d’une ascendance romaine. Si la référence à Rome se fait moins présente avec Uther, elle redevient primordiale avec Arthur, on l’a vu, et le nom de Constantin, porté par trois prétendants successifs au trône (Arthur, on le sait, laisse la place à un Constantin, troisième du nom), trace cette lignée historique.

Il semble donc bien que de Bretagne vienne un pouvoir qui remet de l’ordre dans le monde occidental et résout les conflits produits par un « tyran » (HRB, § 79, p. 117) romain. Arthur s’en réclame, non pas tant pour conserver son pouvoir en Bretagne (qui d’ailleurs n’est pas à ce moment contesté – même s’il le sera dans les périodes plus tardives de son histoire comme dans la Mort Artu, où Mordret profite de son départ sur le continent pour usurper le pouvoir), que pour revendiquer sa légitimité sur l’empire et résister à un pouvoir romain considéré comme tyrannique. Dans le discours d’Arthur revient la question du tribut, toujours importante dans les relations entre Romains et Bretons. Si Arthur considère, on l’a vu, que César a établi ce tribut par la force, un épisode du règne de Constantin suggère, sans que cette question ne soit largement développée, qu’une fois l’ancien roi de Bretagne établi comme empereur de Rome, il tient à conserver la haute main sur la province, alors même que les rois en place tentent d’établir un pouvoir qui se détache de l’emprise romaine : pendant son règne, Constantin doit envoyer un de ses oncles, Trahern, en Bretagne, où Octavius31 s’est emparé du trône contre les proconsuls romains laissés par Constantin. Celui-ci échoue d’ailleurs à réinstaller les Romains en Grande Bretagne puisque Trahern est assassiné. Octavius/Octaven débarrasse l’Angleterre de toute présence romaine : « Cil n’i ad Romain laissied / Qu’il n’eit ocis u chacied » (v. 5797-5798)32. Il règne ensuite « jusqu’au temps de Gratien et de Valentinien » (HRB, § 80, p. 119), donc jusqu’au temps de Maximien, sans qu’apparemment Constantin ait cherché de nouveau à intervenir.

Conclusion : empire de Rome ou empire Plantagenêt ?

Si le discours d’Arthur à ses troupes tente de justifier sa marche sur Rome par la référence à ses ancêtres, et si, des origines à la fin, la dimension cyclique du règne breton est visible avec le retour de trois Constantin, la conquête de Rome reste pour Arthur un rêve brisé. Comme le dit Laurence Mathey-Maille à propos de La Mort le roi Arthur où, de la même façon, le roi est arrêté sur la route de la conquête par la nécessité de revenir combattre Mordred qui s’est emparé du pouvoir :

S’il était tentant de hisser le roi breton à la dignité impériale, le poids de l’histoire a toutefois freiné l’audace des auteurs qui ne pouvaient faire abstraction de l’affaiblissement, bien réel, de l’empire breton au VIe siècle.33 

Chez Wace, l’échec d’Arthur à conquérir Rome est contrebalancé par la possibilité de construire un autre royaume, centré sur l’alliance entre la grande île et les provinces de Normandie et d’Anjou, dont le gouvernement est confié respectivement à Beduier et à Keu. Plutôt qu’un empire romain, Wace met en exergue la construction de l’empire Plantagenêt ; c’est ce qu’affirme Laurence Mathey-Maille :

N’est-ce pas là un moyen habile d’enraciner dans le temps lointain du mythe un enjeu politique essentiel vers 1155 : la cohésion et l’union entre l’Angleterre, la Normandie et l’Anjou, ces provinces si souvent rivales, que l’avènement d’Henri II peut rendre définitivement solidaires ?34

Aux luttes de succession encore visibles chez Geoffroy de Monmouth, succède le rêve d’un roi unique, créateur d’un empire qui viendrait concurrencer l’Empire romain.

Dans le Brut et l’Historia regum Britanniae, l’image de la Bretagne est donc celle d’une nation aux volontés hégémoniques qui produit régulièrement des rois ; ceux-ci, légitimement ou non, visent à construire un empire dépassant largement les limites de l’île. Cette même ambition est attribuée à Arthur et elle s’exprime lorsqu’il fait se rejoindre dans son discours deux figures du passé, un souverain idéal, Constantin, et un mauvais empereur, Maximien, pour justifier en droit son désir de constituer un empire qui réunirait à Rome l’ensemble de la Bretagne. Mais cette conquête sera un rêve brisé qui se heurte à la réalité de l’Histoire : Arthur ne sera jamais empereur de Rome, mais Wace lui accorde un vaste royaume qui s’étend des îles de Bretagne à la Normandie et à l’Anjou, comme une annonce et une justification des ambitions d’Henri II Plantagenêt au moment où le clerc anglo-normand rédige en roman sa translation du texte de Geoffroy de Monmouth.

Notes

1 Wace’s Roman de Brut – A History of the British, éd. Judith Weiss, Exeter, University of Exeter Press, 1999, nouvelle édition révisée en 2002. Retour au texte

2 Geoffroy de Monmouth, Historia regum Britanniae, trad. Laurence Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres [coll. « La Roue à Livres »], 1992 (désormais HRB). Toutes les citations de l’œuvre sont tirées de cette traduction. Retour au texte

3 Laurence Mathey-Maille, Arthur, roi de Bretagne, Paris, Klincksieck [coll. « Les grandes figures du Moyen Âge »], 2012, p. 45. Retour au texte

4 « Lever son regard vers Rome » (littéralement « ouvrir son œil ») « avec insolence et orgueil » (sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons le texte du Brut). Retour au texte

5 « Je me demande avec étonnement et colère où on a pu te conseiller – et qui a pu le faire – de mener un combat contre Rome, tant que tu sais un Romain en vie. » Retour au texte

6 « Si nous considérons nos ancêtres. » Retour au texte

7 « Je dois posséder Rome de la même façon que lui l’a fait pour la Bretagne. » Retour au texte

8 « Les Romains avaient un tribut sur nous et mes parents l’ont eu sur eux. » Retour au texte

9 « César était un homme puissant, il mit en œuvre sa force. Les Bretons ne purent se défendre. Il leur imposa un tribut par la force ; or force n’est pas justice, mais orgueil et démesure. On ne conserve pas légitimement ce qu’on a acquis par force. » C’est nous qui soulignons. Retour au texte

10 « Il nous est permis de tenir légitimement ce qu’ils ont eu coutume de prendre par la force. » Retour au texte

11 Rappelons que dans cet épisode du Brut, Arthur combat un géant qui a enlevé, violé et tué Hélène, fille d’Hoël. Lors de cet épisode un furor guerrier saisit le jeune roi et le transforme en bête fauve à l’égal des héros de la chanson de geste. Tombelaine est glosé comme « la tombe d’Hélène ». Retour au texte

12 Emmanuèle Baumgartner, « Sainte(s) Hélène(s) », dans Femmes, mariages, lignages, XIIe-XIVe siècles : mélanges offerts à Georges Duby, Bruxelles, De Boeck, 1992, p. 43-53 ; Alban Gautier, Arthur, Paris, Ellipses, 2007, p. 48. Retour au texte

13 Alban Gautier, Arthur, op. cit., p. 48-49 : « un roi bien connu des Britanniques puisqu’il s’agit du héros de la comptine enfantine Old King Cole ». Retour au texte

14 Le terme « art » renvoie aux sept arts, les étapes de l’enseignement médiéval. Retour au texte

15 « Si Constant était de grande valeur, Constantin a dépassé complètement la valeur de Constant et sa gloire. » Retour au texte

16 « Il fut semblable dans sa jeunesse à ce que d’autres sont dans leur âge d’homme. » Retour au texte

17 « Il aima les Bretons à cause de sa mère et les Romains à cause de son père, car il était né de ces deux peuples et il avait de nombreux parents des deux côtés. » Retour au texte

18 « Il arracha à Maxence son pouvoir et lui ôta sa puissance. » Retour au texte

19 Cet écho au discours de Cicéron contre Catilina contribue à assombrir encore la figure de Maxence, tout en renforçant le prestige de Constantin. Retour au texte

20 HRB, § 79, p. 117. Retour au texte

21 « Plein d’orgueil, de traîtrise et de méchanceté. » Retour au texte

22 Alban Gautier, Arthur, op. cit., p. 55 : Maximianus ou Maximus vient de l’Historia Brittonum du pseudo-Nennius ; le nom de Maxence fait aussi penser au Macsen du Songe de Macsen ; Magnence « régna sur l’Occident romain de 350 à 353 et fut éliminé par Constance II, le fils de Constantin Ier ». Retour au texte

23 « Ce fut l’action de Dioclétien, qui envoya Maximien avec violence et injustice pour détruire tous les chrétiens qui vivaient en Occident, au-delà de Montgieu. » (Il s’agit du Mont-Joux, c’est-à-dire Mons Jovis, un autre nom du col du Grand-Saint-Bernard, le passage habituel depuis l’Italie). Retour au texte

24 Celui-ci espère hériter du royaume à la mort de son oncle et voit d’un mauvais œil l’arrivée de Maximien. Retour au texte

25 Roi légendaire de Bretagne lui aussi, qui, malgré son nom romain, est probablement duc des Saxons de l’ouest, puisqu’il est duc des Gewisse au § 80 de l’HRB ; il est comte et originaire du pays de Galles chez Wace : « De Guales ert e cuens esteit » (v. 5735). Retour au texte

26 « […] aux deux frères qu’il haïssait et qui gouvernaient Rome à ses dépens ». Retour au texte

27 « Il s’agit du citoyen libre d’un municipe, c’est-à-dire d’une ville annexée par Rome. Ce personnage est totalement différent de Gratien l’empereur » (L. Mathey-Maille, op. cit., note 48, p. 294. Retour au texte

28 Gratien s’est allié à ces peuples barbares et les a envoyés en Germanie contre les partisans de Maximien. Profitant des faibles défenses de la Bretagne, ils débarquent en Albanie, c’est-à-dire en Écosse (HRB, § 88, p. 128-129). Retour au texte

29 La tradition plus tardive va donner au second frère un nom beaucoup plus celtique, Pendragon ; dans le Roman de Merlin en prose, au début du XIIIe siècle, les deux frères se nomment Moine (selon le statut qu’il va occuper, qui le prive de la possibilité de régner), ou Mainet, et Pendragon. Retour au texte

30 Dans Le Roman de Merlin, Uther, lorsqu’il devient roi à la mort de son frère, ajoute le nom de celui-ci à son propre nom ; il unit ainsi leurs deux identités, devenant effectivement « l’un et l’autre ». Retour au texte

31 Ce roi que l’on a vu, vieillissant, marier sa fille à Maximien. Retour au texte

32 « Il n’y a aucun Romain que celui-ci n’ait tué ou chassé. » Retour au texte

33 Laurence Mathey-Maille, Arthur…, op. cit, p. 117, note 2. Retour au texte

34 Ibid., p. 138-139. Retour au texte

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Référence électronique

Marie-Madeleine Castellani, « Constantin et Maximien, références de la royauté bretonne dans l'Historia regum Britanniae et le Brut de Wace », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 15 juillet 2019, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/286

Auteur

Marie-Madeleine Castellani

Université de Lille, ALITHILA

Droits d'auteur

CC-BY-NC