Par-delà les mers de l'Ouest : de l'usage uchronique de Zheng He

  • Beyond the Western Seas: Counterfactual Representations of Zheng He

DOI : 10.54563/gfhla.333

Résumé

Biographical sources and documents appear to be scarce on the life of Zheng He. The interest he sparked is mainly a 20th-century phenomenon, starting after 1905. From this time on, he was represented as a great seafarer of the Chinese motherland and became an acclaimed national hero. Building the hypothesis of a Chinese worldwide circumnavigation, Gavin Menzies explores the idea that Zheng He might have discovered America in 1421. Liu Cixin follows Menzies’s hypothesis and imagines what would have happened if Zheng He had discovered America and how China could have taken the lead in a new world order.

Plan

Texte

An 1420 de l’Ère commune.
Afrique, le long des côtes de Mogadiscio, au large de la Somalie actuelle.
Le lieu le plus éloigné que la flotte des Ming avait l’ambition d’atteindre. L’empereur Yongle n’a pas donné l’autorisation d’aller plus loin. Et en cet instant, plus de deux cents navires et vingt mille hommes attendent silencieusement l’ordre de rentrer au pays.
Zheng He, lui aussi taciturne, se tient à la proue du Qinghe. L’océan Indien devant lui est voilé par les nuages d’une tempête tropicale. […]
– Il est temps de rentrer, Seigneur, glisse à voix basse le vice-amiral Wang Jinghong.
Derrière Zheng He, se dressent comme un seul homme les membres de l’état-major de l’expédition. Parmi eux, sept eunuques de quatrième rang, ainsi que de nombreux commandants militaires et de fonctionnaires civils.
– Non. Nous continuerons notre route, fait Zheng He.
Le vent et les gouttes de pluie semblent brusquement se figer au-dessus de l’état-major et de l’ensemble de l’équipage.
– Continuer ? Pour aller où ?
– Plus loin. Pour voir ce qu’il y a plus loin.
« Les Mers de l’Ouest », Liu Cixin1

Zheng He : histoire et contexte

Dans son célèbre ouvrage de 1985, David Lowenthal déclarait que le « passé est un pays étranger »2. La revalorisation, plus encore à un niveau étatique, d’un événement ou d’un personnage appartenant au passé, relève toujours d’un processus de reterritorialisation qui consiste tantôt à élaborer ou à raffermir un sentiment d’identité collective, tantôt à légitimer ou à expliquer des phénomènes contemporains en leur faisant prendre racine dans le passé. Ces tentatives de (re)domestication de l’histoire dans le présent sont fréquentes depuis plusieurs années en Chine et donnent lieu à la mise en avant et/ou à la réhabilitation de plusieurs grandes figures des époques impériales prémodernes. Si le cas de Confucius (孔子) (551-476 av. J.-C.) est probablement le plus évident et le plus marquant, tant les sphères dans lesquels le philosophe antique est accaparé (politique interne, géopolitique, éducation, arts, publicité…) sont variées, d’autres personnages font aussi l’objet de nombreuses récupérations contemporaines. Zheng He (鄭和) (1371-1433), amiral de la flotte des « Trois Joyaux » durant la dynastie des Ming (1368-1644), est l’un d’eux. La figure de Zheng He a ceci de particulier qu’il est aujourd’hui principalement mobilisé dans la rhétorique officielle chinoise relative à sa politique étrangère, comme symbole et pilier d’une posture présentée comme traditionnelle et ancienne de la Chine vis-à-vis du monde non-chinois, et en particulier des régions de l’hémisphère Sud.

Avant de proposer un survol historique de la récupération de ce personnage et de sa biographie en Chine depuis le XXe siècle, il convient d’introduire en quelques mots des éléments biographiques sur Zheng He et le contexte dans lequel celui-ci est devenu un personnage incontournable de l’histoire de Chine.

En 1381, soit treize ans après la fondation de la dynastie des Ming, Zhu Di (朱棣), fils de l’empereur Zhu Yuanzhang (朱元璋) (dont le nom de règne est Hongwu), reçoit l’ordre de détruire Kunming, le dernier bastion mongol de la région, encore sous l’influence des souverains de l’ancienne dynastie Yuan (1279-1368). Après la prise de la cité, ses habitants sont massacrés ou réduits à l’esclavage. Certains survivants sont, comme souvent dans l’histoire impériale chinoise, castrés, puis enrôlés dans les armées impériales ou recrutés comme eunuques à la cour des princes, des seigneurs, voire de l’empereur. C’est ainsi que Zheng He, qui a à peine dix ans, se retrouve placé au service de Zhu Di, alors prince de Yan.

Né en 1371 dans la province du Yunnan, Zheng He a pour nom de naissance Ma Sanbao (马三宝3). Son père et son grand-père, fonctionnaires à la cour de l’ancienne dynastie Yuan, sont des musulmans dévots, qui ont effectué le pèlerinage à la Mecque. Zheng He, lui-même de confession musulmane, est arabophone comme ses aïeux, une compétence linguistique qui lui sera plus tard fort utile pour communiquer avec ses interlocuteurs dans l’océan Indien.

Ayant été promu au grade de surintendant de l’office des eunuques de Zhu Di, Zheng He devient bientôt l’un des plus proches conseillers du souverain, qu’il aide à s’emparer du trône en 14024, alors que celui-ci était originellement promis à son neveu Zhu Yunwen (朱允炆), que Zhu Di n’aura dès lors de cesse de pourchasser à travers les mers. C’est en 1404 que Ma Sanbo reçoit le nom de Zheng5 et, bien qu’il n’ait jamais pris la mer, se voit nommé par l’empereur grand amiral d’une flotte de haute mer dont il supervise aussi la constitution. La flotte de l’amiral Zheng He comptera en tout jusqu’à 28 000 hommes et plus de deux cents vaisseaux, dont certains – les « jonques-trésors » (宝船) – auraient mesuré 135 mètres de long pour 55 mètres de large.

La première expédition de Zheng He et de sa flotte a lieu le 11 juillet 1405 : elle part du port de Longjiang, près de Nankin. En l’espace de vingt-huit ans seulement, la flotte des « Trois Joyaux » n’entreprend pas moins de sept voyages, qui la mènent sur les côtes de l’Asie du Sud-Est, dans une grande partie des îles de l’océan Indien, mais aussi dans la péninsule arabique et jusqu’en Égypte, d’où elle descend les côtes de l’Afrique de l’Est jusqu’à l’actuel Kenya.

À la différence des expéditions portugaises et espagnoles entreprises quelques décennies plus tard, les voyages effectués par la flotte des Ming n’ont pas pour conséquence une réelle expansion outre-mer de l’Empire, mais ils permettent d’établir des relations avec au moins trente-cinq pays, dont certains deviennent tributaires de l’Empire chinois6.

Les motivations de ces expéditions sont probablement multiples : manifestations de puissance et entreprises de prestige, elles sont aussi des expéditions commerciales destinées à trouver de nouveaux marchés pour écouler des produits tels que la porcelaine, la soie ou le cuivre, et à ramener à la Cour des denrées et des créatures exotiques, parmi lesquels des animaux alors inconnus en Chine, comme les girafes et les autruches, ramenées d’Afrique par Zheng He et ses hommes. François Lafargue et Li Zhou-Lafargue soutiennent en outre que « la protection du territoire chinois contre les invasions étrangères et les exactions commises par les pirates japonais et coréens, les Wako, justifient également de constituer une puissante marine »7. Si, comme nous l’évoquerons, les pérégrinations de Zheng He sont souvent présentées aujourd’hui dans les discours officiels chinois comme ayant été tout à fait pacifiques, des historiens comme Geoffrey Wade rappellent que Zheng He et ses troupes ont à plusieurs reprises pris part à des actions armées, en particulier à Java, à Sumatra et au Sri Lanka8. S’appuyant sur les travaux de Geoffrey Wade, Patrick Federl va même jusqu’à suggérer que les expéditions de Zheng He ont parfois pu prendre la forme d’un « proto-colonialisme »9.

Malgré, ou peut-être en raison des investissements colossaux consentis par l’empereur pour ces voyages, qui nécessitent tout de même la mobilisation et le concours d’une grande partie des artisans du pays, les fonctionnaires confucéens de l’Empire ne tardent néanmoins pas à faire entendre leur opposition aux expéditions de l’amiral Zheng He, dont les bénéfices en matière de commerce et de politique se révèlent d’ailleurs négligeables. Sans compter par ailleurs que le gouvernement central, basé à Pékin (la capitale impériale choisie par Zhu Di/Yongle), s’inquiète aussi de la prospérité commerciale des cités côtières du sud du pays et qui risquent de lui faire concurrence.

De surcroît, la menace mongole redevient importante au nord et à l’ouest de l’Empire et, dès le milieu du XVe siècle, la cour des Ming fait le choix d’une politique continentale défensive, qui conduit à abandonner les grandes expéditions maritimes du début du siècle. Les lettrés confucéens procéderont même, en la personne de Liu Daxia (劉大夏), à la confiscation et à l’autodafé de tous les documents officiels concernant les expéditions de Zheng He.

En raison de la destruction des archives, la mémoire de ces événements est principalement connue aujourd’hui grâce aux recherches archéologiques menées dans différentes régions du Pacifique et de l’océan Indien au XXe siècle, mais aussi grâce à des récits issus des différentes régions parcourues par la flotte des Trois Joyaux.

Il existe en effet de rares témoignages contemporains de Zheng He, comme celui de Ma Huan (馬歡), interprète de l’amiral au cours de trois de ses sept voyages et qui achève aux alentours de 1450 un ouvrage intitulé Panorama des rivages océaniques (瀛涯勝覽), livre dans lequel l’auteur fait le récit de ses observations des climats, des coutumes, ou encore des spécificités politiques des contrées traversées. L’ouvrage est depuis devenu une source fondamentale pour la connaissance de l’histoire des expéditions maritimes sous les Ming. Toutefois, beaucoup d’autres sources textuelles issues des pays parcourus par Zheng He attestent également des voyages effectués par les troupes des Ming et de leurs relations avec les populations locales10.

Des usages de Zheng He dans l’histoire de la Chine

Si l’on excepte cependant le roman écrit par Luo Maodeng (羅懋登) au XVIe siècle et qui narre, en recourant au fantastique, les épopées de Zheng He, Récit des aventures de l’eunuque Trois Joyaux dans les Mers de l’Ouest (三寶太監西洋記), la figure de Zheng He ne retiendra guère l’intérêt des élites lettrées chinoises lors des siècles suivants, et naturellement encore moins au cours du règne de la dynastie mandchoue des Qing, qui a succédé aux Ming à partir de 1644.

C’est à partir du début du XXe siècle, dans un contexte où certains intellectuels chinois ambitionnent d’élaborer les fondations historiques et culturelles d’une nouvelle nation chinoise à venir, que les récits des voyages de Zheng He vont refaire surface. Au lendemain de la Guerre des Boxers, et du déclin et de la chute de l’empire mandchou (1905), ceux-ci vont en effet servir à une tentative de retrouver une certaine forme de fierté nationale déchue. La redécouverte tardive des aventures de Zheng He doit ainsi beaucoup au court essai « Biographie de Zheng He, grand navigateur de la mère-patrie » (祖國大航海家鄭和傳), rédigé par le grand intellectuel réformiste chinois Liang Qichao (梁启超) en 1904, dans lequel celui-ci chante les louanges de l’amiral et insiste sur son pacifisme par rapport aux colonisateurs européens comme Christophe Colomb, à qui il le compare. Liang termine son éloge en se lamentant qu’en Chine, « nul autre Zheng He ne soit plus jamais apparu après Zheng He » (鄭和之後,再無鄭和).

D’autres auteurs contemporains de Liang Qichao lui empruntent le pas, comme le romancier Peng Heling (彭鶴齡) qui élabore un roman d’aventure, proche du wuxia11, qui met en scène « l’aventurier » Zheng He : L’eunuque Trois Joyaux descend les Mers de l’Ouest (三寶太監下西洋), en 191012. Mais c’est surtout Sun Yat-sen (孫中山), « père de la nation » et premier président de la République de Chine, qui affirmera dans son célèbre ouvrage ayant pour titre Plan pour la construction nationale (建国方略), achevé en 1918, que Zheng He, véritable héros national, a été à l’origine de la plus grande démonstration de force de toute l’histoire de Chine.

Toutefois, ces différentes apologies paraissent avant tout adressées à un public national et répondent au désir de créer une icône historique susceptible d’alimenter le sentiment patriotique d’une nation à venir ou tout juste balbutiante. Ce n’est que quelques décennies plus tard que Zhou Enlai (周恩来) – premier ministre de la République populaire de Chine de 1949 à 1976 – utilisera pour la première fois à dessein la figure de Zheng He devant un public international. Dans un contexte où la République populaire de Chine se retrouve isolée sur la scène internationale après le schisme avec l’URSS, la Chine entreprend dans les années 1960 de se rapprocher des pays africains où son modèle de communisme s’appuyant sur la paysannerie a tout pour séduire. Moment fort de son séjour en Afrique (décembre 1963-janvier 1964), le discours de Zhou Enlai prononcé à Accra en 1964 tente de rappeler par l’histoire les liens unissant depuis des siècles la Chine et l’Afrique : Zheng He est placé au cœur de la déclaration, et ses voyages ainsi sont présentés par Zhou comme en parfaite adéquation avec les « huit principes » (项原则) qu’il propose pour régir les relations entre le continent et la Chine : égalité entre les partenaires, bénéfices mutuels, respect de la souveraineté, utilisation de dons ou de prêts sans intérêt et allégement des charges, renforcement du bénéficiaire, respect des obligations, égalité de traitement entre exports chinois et locaux13.

Les références à Zheng He ne perdurent cependant pas dans les années 1960, et comme d’innombrables figures du passé impérial, l’amiral-eunuque ne correspond plus à l’idéal patriotique chinois pendant la Révolution culturelle (1966-1976), au point que ses lointains descendants se voient contraints de se cacher, par peur d’être arrêtés ou soumis à des séances d’autocritique14.

Cette mise au ban historique ne dure pas et, dès 1983, le cénotaphe de Zheng He, situé à Nankin, est restauré, et plusieurs ouvrages sont publiés à son sujet, principalement dans le domaine académique. De nouveau, les chefs d’état chinois en appellent à Zheng He, comme lors d’un discours du président Jiang Zemin prononcé en novembre 1997 à l’Université de Harvard, où il fait part de sa profonde admiration pour l’amiral qui a su diffuser la « culture chinoise » hors de ses frontières. En 2003, c’est le président Hu Jintao qui évoquera le nom de Zheng He devant le parlement fédéral australien.

Mais c’est probablement 2005 qui apparaît comme une année charnière de la « fièvre Zheng He » (正和), à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la première expédition de 1405. Médias et monde culturel se passionnent pour le personnage : ouverture d’expositions, de musées, organisation de festivals populaires, tournage de séries télévisées – le grand réalisateur Chen Kaige (陈凯歌) lui consacre même un film : Le Grand navigateur Zheng He (伟大的旅人郑和).

Son nom est de plus en plus régulièrement cité par les responsables politiques lors de leurs déplacements hors de Chine ou de leur accueil de diplomates étrangers : en 2005, lors d’une visite officielle du roi malaisien Tuanku Syed Sirajuddin en Chine, Hu Jintao (锦涛) rappelle dans un discours prononcé à Pékin que Zheng He avait été un personnage-clef du rapprochement entre les peuples chinois et malais. Puis en 2007, en Afrique encore, lors d’un discours du même Hu Jintao en Afrique du Sud, à l’Université de Pretoria, lors duquel Hu insiste sur le fait qu’avec Zheng He, les Chinois avaient apporté en Afrique « leurs vœux de paix et d’amitié, et non pas des sabres et des canons pour piller et réduire à l’esclavage » (和平的愿望和真诚的友谊,而不是刀剑枪炮和掠夺奴)15. La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de 2008 est aussi l’occasion de mettre en spectacle devant le monde entier les expéditions de Zheng He, au même titre que les Entretiens de Confucius.

Depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping reprend une rhétorique similaire visant à montrer que la « Chine » est depuis des siècles une puissance dont les actions et les relations diplomatiques s’étendent bien au-delà de ses frontières, mais qu’elle n’a jamais pour autant été animée de la moindre volonté de conquête ou d’expansion, comme l’illustre son discours prononcé à l’occasion de l’Association du peuple chinois pour l’amitié avec les pays étrangers en 2014 : « il y a six cents ans, le Chinois Zheng He dirigeait la flotte la plus puissante du monde à travers l’océan Pacifique et l’océan Indien, visitant plus de trente pays et régions. Et pourtant, il n’a pas occupé un pouce de territoire, il a semé les graines d'une amitié pacifique. »16

De nombreux autres exemples d’usage diplomatique de Zheng He pourraient encore être cités, en particulier en Asie du Sud-est, où un culte est encore voué à Zheng He chez certaines communautés d’origine chinoise, mais surtout en Afrique, où l’histoire de Zheng He sert régulièrement d’argument historique et culturel pour justifier l’engagement chinois, avec en creux l’idée que la Chine s’intéresse au continent depuis plus longtemps que les Européens et qu’elle n’a jamais cherché à en piller les ressources ou à en tirer un profit politique. Comme le montre bien Bjørnar Sverdrup-Thygeson, la distinction essentialiste binaire effectuée dans les discours officiels chinois sur la Chine et l’Occident en Afrique (bénévole/impérialiste ; pacifique/agressif ; respectueux/oppresseur ; généreux/cupide) est principalement nourrie par l’évocation des expéditions de Zheng He17. L’appel au souvenir de l’amiral-eunuque prend aussi parfois la forme de coopérations plus concrètes – quoique tout aussi symboliques – comme ce projet archéologique lancé en 2010 par la Chine en coopération avec le Kenya, afin de retrouver des épaves de jonques de la flotte de Zheng He dans l’archipel de Lamu ; ou lors d’une conférence internationale en archéologie au titre évocateur « Exploring China’s Ancient Link to Africa » qui s’est tenue à Addis-Abeba en 2014. Dans un tout autre domaine scientifique, Zheng He est aussi le nom donné à une sonde spatiale censée ramener un échantillon de sol de l’astéroïde Kamo’oalewa d’ici 2032.

De façon intéressante, et dans un contexte où certaines minorités musulmanes font l’objet de répressions et d’exactions dramatiques en République Populaire de Chine, l’absence de référence à la confession musulmane de Zheng He est également significative : si l’on met en avant les relations anciennes de la Chine avec l’Afrique, on passe généralement sous silence l’existence encore plus ancienne de l’Islam, aujourd’hui jugé par le régime conflictuel avec la culture et les mœurs chinoises.

Zheng He : Histoire et histoires

Il serait néanmoins réducteur de croire que seul l’appareil de propagande chinois s’intéresse au potentiel politique et historique des voyages de Zheng He. On assiste par exemple depuis les années 2000 à une multiplication de travaux historiographiques occidentaux qui imaginent que Zheng He aurait découvert l’Amérique avant Christophe Colomb. Zhang Yinde voit dans cette tendance une « fascination effrayée chez les Occidentaux face à la montée en puissance de la Chine. »18

L’hypothèse de la circumnavigation chinoise est principalement popularisée en 2002 par l’écrivain britannique et ancien officier de la Royal Navy Gavin Menzies, selon lequel, en 1421, la flotte chinoise aurait rallié les côtes antillaises en dépassant le cap de Bonne-Espérance, et la côte ouest de l’Amérique via le détroit de Magellan, ainsi que l’Australie.

La thèse de Menzies s’appuie sur différentes curiosités historiques et archéologiques, mais en particulier sur une carte datant du XVIIIe siècle qui serait selon lui une copie d’une carte de 1418 établie par Zheng He. Pour corroborer son hypothèse, Menzies fait aussi référence à d’autres cartes maritimes italiennes et portugaises antérieures aux voyages de Christophe Colomb qui montrent des îles et territoires inconnus des Européens à l’époque. Si les historiens des époques postérieures ont longtemps considéré ces îles comme des contrées imaginaires, Menzies avance qu’elles auraient pu représenter les Antilles. Si les hypothèses parfois extravagantes de Menzies ont rapidement été contestées par plusieurs historiens spécialistes de la Chine19 (la carte que Menzies imagine dessinée par Zheng He étant par exemple un faux), ses thèses n’en deviennent pas moins populaires et suscitent de nombreuses recherches complémentaires, souvent lancées par des amateurs20.

Notre objectif n’est certainement pas de démonter ou d’étayer les hypothèses avancées par Gavin Menzies, mais de remarquer le potentiel uchronique formidable proposé par l’auteur, qui choisit de donner un titre affirmatif que n’aurait pas renié un auteur de science-fiction : 1421, l’année où la Chine a découvert l’Amérique21.

Zheng He : fiction et science-fiction

La personnalité et l’histoire de Zheng He font depuis plusieurs années l’objet de nombreuses adaptations littéraires en Chine et au-delà. Il ne s’agit pas ici de dresser une litanie d’œuvres, mais nous pouvons tout de même mentionner, parmi les publications récentes, celle en 2017 du roman taïwanais La Flotte des Trois Trésors (三寶西洋鑑) de Yen Chung-hsien (顏忠賢), biographie largement romancée de l’eunuque, inspirée par Italo Calvino et Jorge Luis Borges. Peut-être en raison du « regard taïwanais » proposé par l’auteur (et qui suggère d’emblée un certain détour par rapport à l’héritage historique vertical supposé entre la dynastie des Ming et le régime chinois actuel), Zheng He y apparaît comme un personnage insaisissable à toute récupération nationaliste, profondément hybride et contradictoire, car balloté entre son identité musulmane et bouddhiste, son respect à ses ancêtres – serviteurs des Mongols – et sa loyauté à l’empereur Yongle ; mais aussi travaillé par son identité sexuelle incertaine. Yen Chung-hsien présente Zheng He à la fois comme un produit et un acteur de son époque, et comme un personnage mythologique presque intemporel – parfois même une divinité. Mais quel que soit son avatar, Zheng He n’est jamais présenté dans le roman de Yen comme le héraut d’une Chine civilisatrice et conquérante.

On pourrait aussi citer les nombreux récits de voyage dans le temps et d’uchronies publiés ces dernières années sur les plateformes chinoises de cyberlittérature qui, lorsqu’elles se déroulent durant la dynastie des Ming, mettent en scène un Zheng He digne et loyal envers son empereur et la Cour, comme en témoigne par exemple le cas de Braveness of the Ming (锦衣夜行) (2011) de Yueguan (), roman qui a aussi fait l’objet d’une adaptation en série télévisée à succès.

Les auteurs de science-fiction opérant dans le domaine plus traditionnel des livres imprimés ne sont pas en reste : le grand écrivain de science-fiction chinois Han Song (韩松) consacre ainsi de longues pages à Zheng He dans son roman Océan rouge (红色海洋), paru en 2004. Il y évoque, sur un mode pseudo-historiographique, un passé au cours duquel Zheng He et sa flotte auraient « découvert » l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Cette partie du roman apparaît peu déterminante sur l’intrigue, mais cette soudaine incursion du récit dans l’uchronie se veut peut-être un hommage appuyé à la nouvelle « Les Mers de l’Ouest » (西洋) de Liu Cixin (刘慈欣), que Han Song avait reconnu apprécier22.

C’est cette œuvre, écrite en 1998 (la date, nous le verrons, a son importance) et publiée en 2001, qui nous intéressera dans les prochaines pages.

Il convient en premier lieu de rappeler en quelques mots l’importance de Liu Cixin sur les scènes littéraire et politique chinoises actuelles. Auteur de science-fiction majeur en Chine, en particulier depuis la publication de sa trilogie des Trois corps (三体三部曲) entre 2006 et 2010, Liu Cixin a pris une dimension plus internationale et plus politique à partir de 2015, avec l’obtention du célèbre prix américain de science-fiction Hugo pour la traduction en anglais du premier tome de sa trilogie : Le Problème à trois corps (三体). Un succès de prestige pour la première œuvre en traduction jamais récompensée par le Hugo, qui s’est très vite mutée en succès politique et social : quelques jours après l’obtention du prix, le vice-président chinois Li Yuanchao rencontrait Liu Cixin et l’incitait à continuer à mettre en avant le « rêve chinois » (中国梦) dans ses récits23. Le succès de Liu Cixin à l’international – la plateforme Netflix a acquis les droits de la trilogie pour une série à venir – coïncide avec une volonté étatique de se servir de la science-fiction (dans toutes ses déclinaisons) comme outil de soft power susceptible de donner à la Chine l’image d’une nation tournée vers le l’avenir, la science et la technologie. Régulièrement sollicité par des institutions publiques ou des organismes privés, Liu Cixin est depuis 2015 omniprésent (quoiqu’il n’écrive quasiment plus), et ses propos sont très scrutés, dans son pays comme ailleurs24.

« Les Mers de l’Ouest », de Liu Cixin

S’il est assez rarement question d’histoire (ou d’histoire de la Chine en particulier) dans les œuvres de Liu Cixin – qui ne comptent d’ailleurs à ce jour pour seul récit uchronique que celui qui va nous intéresser – Liu n’en interroge pas moins de temps à autre la véracité historique des grands mythes de l’histoire. C’est le cas de la nouvelle « Le Miroir » (镜子), publiée en 2004, dans laquelle l’auteur imagine l’existence d’un superordinateur quantique capable de simuler n’importe quel Univers (y compris le nôtre) et de donner à voir tous les événements du passé de la Terre : un simple mouvement de souris permet ainsi aux personnages de déconstruire des faits historiques présentés dans la nouvelle comme de simples légendes, tels que la guerre de Troie ou le périple de Marco Polo en Chine, qui n’auraient ni l’un ni l’autre jamais eu lieu.

La nouvelle « Les Mers de l’Ouest » diffère cependant en ceci que c’est la construction même d’une histoire contrefactuelle (Zheng He découvrant l’Europe et les Amériques) qui sert de fondation à l’ensemble du récit.

Écrite en 1998 – soit quatre ans avant le bestseller de Menzies – la nouvelle prend pour point de divergence l’année 1420, lors de laquelle l’amiral Zheng He aurait exhorté ses hommes à poursuivre la route en contournant le cap de Bonne-Espérance et en remontant vers l’Europe, avant de gagner l’Amérique par la voie de l’Atlantique25. Les expéditions réussies de Zheng He auraient alors permis à la Chine de prendre le leadership mondial, qu’elle détient toujours plus de cinq siècles plus tard dans la nouvelle.

L’histoire prend en effet place en 1997, lorsque le narrateur, un diplomate chinois, quitte Belfast au lendemain de la rétrocession de l’Irlande du Nord – alors colonie chinoise – à l’Angleterre. Le diplomate et son fils effectuent d’abord un bref séjour à Londres, puis en France, afin de commémorer la « Bataille de Paris » de décembre 1421, au cours de laquelle Zheng He, en fin stratège et à la tête de vingt-cinq mille hommes seulement, aurait défait l’armée alliée de cent mille hommes levée par Henri V d’Angleterre, le Duc de Bourgogne et le Saint Empire romain germanique. Après quoi, père et fils se rendent à New York, sur le « Nouveau continent » (par opposition au « Vieux continent » – la Chine), territoire chinois depuis des siècles, et où le diplomate s’apprête à prendre ses nouvelles fonctions au sein de l’Organisation des Nations Unies.

Tout le récit tourne autour du conflit intellectuel entre le fils, suprémaciste radical et adorateur de Zheng He tel que les manuels scolaires en font le portrait, et le père, plus ouvert et plus soucieux de véracité historique. La structure de l’intrigue rappelle inévitablement celle du roman Messieurs Ma, père et fils (二馬) de Lao She (老舍), grand classique de la littérature moderne chinoise où un père (défenseur d’une Chine traditionnelle qui n’existe déjà plus) et son fils (avide de modernité et de progrès) migrent à Londres et se retrouvent victimes des stéréotypes associés aux Asiatiques.

Comme nous l’évoquions plus tôt, la nouvelle a été écrite en 1998, soit quelques mois après la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Le jeu de miroir qu’elle propose est par conséquent limpide : la date choisie dans la nouvelle est absolument la même que celle de la rétrocession de Hong Kong à la Chine (le 1er juillet 1997) après un siècle et demi de colonisation britannique, à la différence près que dans le récit de Liu, la Chine est la puissance coloniale, et l’Angleterre, le pays colonisé. Le récit pullule d’autres allusions inversées : les États-Unis ne sont par exemple plus la puissance ayant réussi le premier alunissage ; ce sont des astronautes chinois qui ont posé le premier pied sur la Lune, à bord d’un appareil ironiquement appelé Confucius 11, lancé en 1965. La devise désormais majeure à l’échelle du globe est le renminbi, tandis que la « Statue de la Liberté » de New York n’est autre qu’une statue à l’effigie de Zheng He pointant le doigt vers l’Est26. De façon amusante, l’auteur nous apprend que les Européens appellent depuis des siècles les Chinois des « gens des mers » (洋人), alors que l’expression désigne en Chine les Européens depuis au moins le XVIe siècle.

Dès le début de la nouvelle, Liu Cixin décrit avec beaucoup d’ironie la réaction nationaliste du fils qui s’emporte contre « l’abandon » de l’Irlande du Nord, ce qui a le don d’exaspérer son père, le narrateur :

À chaque excursion jusqu’ici, mon fils m’inflige la même torture et, aujourd’hui, il ne fait pas exception : comme d’habitude, il grimpe sur le socle de la stèle commémorative et récite [le manuel] avec une verve exaltée. […] En somme, il me reproche d’avoir sur les mains le sang de la perte de leadership de la Chine dans le monde, quand bien même je ne suis qu’un simple diplomate. Le corps de mon fils se hérisse de lances acérées. […] Il n’a pas hérité de mon sens de la conciliation et de mon attitude de vieux lettré, et c’est peut-être ce qui me déçoit le plus : il ne part pas pour moi, mais parce qu’il n’aurait pas supporté de rester vivre en Irlande du Nord avec le statut d’un étranger.27

Devant ce qu’il perçoit comme la lâcheté des diplomates comme son père, le fils oppose tout au long du récit le modèle héroïque de Zheng He : « Ah, si seulement les gouvernants chinois d’aujourd’hui avaient ne serait-ce que la moitié de son courage ! »28 lance-t-il à son père, en recrachant avec entrain le contenu des manuels scolaires officiels, qui chantent les louanges du courage et de la sagesse de l’amiral des Ming.

Dès son arrivée sur le Nouveau continent, le fils se montre en outre même particulièrement agressif à l’égard d’un jeune militant discourant sur l’émancipation d’avec le Vieux Continent (présenté comme une « matrice culturelle » dépassée) :

– Ferme-la, chien de séparatiste ! (Son adversaire se débat pour se dégager et ses lunettes tombent en se brisant sur le sol.) Regardez ce qui est arrivé à l’Irlande du Nord ! Bande de bâtards, espèces de cinglés ! Il va falloir vous mettre dans la tête que si l’Irlande du Nord était peut-être une concession, le Nouveau continent est un territoire sur lequel nous serons toujours souverains !29

Les diatribes nationalistes du fils se font encore plus violentes lorsque les deux hommes font la connaissance d’une jeune Anglaise : Amy Hermann. Fille d’un mineur de Birmingham, celle-ci est venue sur le Nouveau continent chinois pour effectuer des études d’art. Inscrite dans le département des beaux-arts de l’Université de New York, elle est passionnée par la peinture européenne, mais le monde de l’art européen ne jure que par la peinture chinoise, et rejette les arts traditionnels locaux, à son grand désarroi. Tandis que la jeune femme tente de défendre la cause des immigrants européens qui se voient confier les emplois éreintants et peu rémunérés que refusent les citoyens du Nouveau continent, le fils s’abandonne à une nouvelle crise de fureur d’où sourd sa haine à l’égard des immigrés : « De toute façon, les filles dans ton genre, elles finissent toutes dépravées dans les quartiers rouges ! Vous êtes la lie de la société ! »30

Choqué par les propos de son fils, le père décide d’éloigner la jeune Anglaise et de l’emmener visiter le « Musée du Palais » de New York, dans lequel il lui explique que la population du Nouveau continent est bien plus ouverte que celle de la Chine originelle, car il est une « terre d’accueil pour des cultures venues de tous les horizons. »31 Touché par l’innocence de la jeune fille, le père croit même voir dans ses yeux la sensation de « la chaleur de son foyer ». C’est finalement dans les yeux d’une personne venue d’ailleurs – d’une non-« Chinoise » – qu’il lui semble se sentir chez lui, comme si la dimension ethnique n’avait strictement rien à voir. « Comme c’est étrange dans les yeux d’une immigrée », ajoute-t-il32. À la fin du récit, on comprend que l’attitude si déplacée de sa progéniture à l’égard de l’immigrée a finalement conduit le père à révéler au fils les vraies raisons historiques de la découverte fortuite des Amériques par Zheng He. Pris de nostalgie pour leur pays natal, Zheng He et ses troupes avaient en réalité décidé peu de temps après leur arrivée en Europe de rentrer au pays :

[Zheng He ] n’a jusqu’ici jamais pris conscience de cette sensation de manque, imprégnée dans sa chair. Il n’est pas parfait. Il est gagné par la confusion, par la mélancolie. Il a l’impression que le monde autour de lui est de plus en plus étranger. Et enfin, dans son cœur comme dans celui de ses compagnons, s’éveille un violent désir…
– Un désir ?
– Celui de rentrer chez eux.
– Chez eux ?
– Chez eux. Ce désir est si violent qu’ils veulent prendre un raccourci.33

Poussé par une intuition née de ses lectures d’ouvrages scientifiques européens qu’il s’est fait traduire et grâce auxquels il a appris que la Terre était ronde et non carrée, selon le modèle cosmologique chinois, Zheng He tente de rallier les côtes chinoises par l’Ouest, et gagne accidentellement l’Amérique. À leur arrivée sur le Nouveau continent, Zheng He et ses hommes ne sont pas saisis de joie et de fierté, comme le prétend l’historiographie officielle, mais pris d’un grand désespoir et de l’angoisse de ne jamais pouvoir rentrer chez eux. Zheng He, rapidement terrassé par la maladie, finit même par rendre l’âme sur cette terre étrangère qu’il n’avait jamais voulu rejoindre et sur laquelle la dynastie des Ming n’avait jamais eu la moindre ambition de conquête.

L’hégémonie chinoise n’apparaît dès lors plus fondée sur le génie stratégique ou le courage d’un glorieux prédécesseur, mais sur le hasard et la chance. Une telle « découverte », insiste le père, n’aurait d’ailleurs jamais été possible sans la conjonction des savoirs chinois (la boussole, le gouvernail) et européens (la découverte de l’héliocentrisme).

Le père apprend en outre à son fils que loin de l’idéal viril et invulnérable incarné par Zheng He dans les biographies officielles de ce dernier, l’amiral était un eunuque – un détail que le fils ignorait et qu’il n’avait lu dans aucune des nombreuses œuvres consacrées à Zheng He. Bien que celle-ci ne soit qu’effleurée dans le récit, la nouvelle de la mutilation physique de Zheng He agit chez le fils comme une remise en cause de la solidité à toute épreuve de son héros34.

Le choix de l’uchronie inversée, qui permet à Liu Cixin de dresser un miroir entre Chine et Europe, lui offre la possibilité d’adresser une critique globale à l’endroit de toute idéologie nationaliste et impérialiste, sans qu’il soit évident d’affirmer si celle-ci s’adresse avant tout à la Chine ou à l’Occident. L’hégémonie n’apparaît donc pas comme une spécificité culturelle ou civilisationnelle, mais comme le produit d’un long processus historique : toute politique de colonisation, qu’elle soit chinoise ou européenne, alimente le racisme et la haine de l’autre. Dans « Les Mers de l’Ouest », Liu Cixin tourne ainsi en dérision toute entreprise hégémonique qui s’appuie sur une vision délibérément tronquée de l’histoire, mise au service de l’exaltation du patriotisme. Comme l’écrit justement Zhang Yinde, « Zheng He est en quelque sorte réincarné en notre diplomate, ambassadeur d’un message de vivre-ensemble, au lieu du rêve d’expansion, d’autant qu’il se fait apatride. »35

Des « Mers de l’Ouest » au statut de l’uchronie en Chine : histoire contrefactuelle et « nihilisme historique »

À l’occasion d’une réédition des « Mers de l’Ouest » dans une anthologie en deux volumes des nouvelles de Liu Cixin en 2015, l’auteur se fend d’une postface où il admet regretter, avec le recul, l’écriture de ce récit. Il affirme qu’à la relecture de la nouvelle, il ne goûte plus guère aux « nuances criardes du colonialisme et de l’hégémonisme qui imprégnaient le texte original », et que la nouvelle manque singulièrement de complexité, ne donnant à voir qu’un « monde maladroit » (笨拙的世界). Si le style de Liu Cixin y apparaît en effet encore peut-être immature et si l’intrigue présente de nombreuses incohérences ou facilités scénaristiques (on pense entre autres à l’usage du toponyme très anglosaxon « New York » attribué à une ville qui est censée avoir été conquise des siècles plus tôt par l’Empire des Ming ou encore la référence à la monnaie RMB de la République Populaire de Chine…), il est également tentant de (sur ?)-interpréter politiquement l’embarras éprouvé aujourd’hui par Liu Cixin face à cette histoire vieille de dix-sept ans. La publication de l’anthologie intervient l’année même de l’obtention par Liu du prix Hugo aux États-Unis et de sa rencontre avec le vice-président Li Yuanchao. Il est certes hasardeux d’affirmer que « Les Mers de l’Ouest » apparaît désormais pour son auteur comme un récit politiquement incorrect qu’il s’agirait de renier, mais la carrière de Liu Cixin, qui n’a plus guère écrit sur l’histoire depuis le début des années 2000, a en effet pris un tout autre tournant aujourd’hui : outre ses différentes activités extra-littéraires, il se concentre maintenant surtout sur l’adaptation audiovisuelle de certains de ses récits, comme par exemple le blockbuster Terre errante (流浪地球), réalisé par Frant Gwo (郭帆) et diffusé sur Netflix en 2019. Le film, qui est une adaptation de la nouvelle du même titre, marque le début d’une (science)-fictionnalisation au cinéma de l’émergence géopolitique de la Chine chinoise – une dimension nationale et hégémonique qui est totalement absente de la nouvelle originellement publiée par Liu en 200036.

Difficile également de ne pas rapprocher le regard sévère porté par Liu Cixin sur cette expérience d’écriture uchronique (sa seule tentative) du statut actuel de l’uchronie en Chine contemporaine.

Depuis le début des années 2000 en effet, un nouveau modèle de littérature se développe de façon exponentielle en Chine : la cyberlittérature (络文学). Produits par et pour le web, ces récits, souvent présentés sous la forme de séries de romans à plusieurs volumes, sont majoritairement publiés sur des plateformes dédiées, et l’œuvre d’écrivains qui gardent la plupart du temps leur anonymat.

Parmi les genres particulièrement en vogue (et qui font par ailleurs l’objet de nombreuses adaptations en webséries, en séries télévisées, ou même en projets cinématographiques) : les récits de voyage dans le temps (穿越小) et les… uchronies (架空历史小说), les deux genres se confondant souvent37. La plateforme de cyberlittérature Qidian (起点) propose par exemple en juillet 2021 près de 2500 séries « uchroniques » à la lecture, la plupart présentant des points de divergence situés temporellement à différentes époques impériales de la Chine (mais souvent durant les dynasties Song et Ming). La plus populaire, Sous le ciel des Ming (明天下), a été « recommandée » en juillet 2021 plus de cinq millions de fois38… Ces récits font aussi l’objet de discussions passionnées sur les réseaux sociaux ou sur des forums spécialisés, dans lesquels les lecteurs se plaisent à imaginer les conséquences de telle ou telle divergence dans l’histoire39.

Pour autant, depuis quelques années, l’appareil de censure chinois porte un regard beaucoup plus critique et sévère sur ces genres et certaines œuvres marquantes se sont vues censurées, soit définitivement, soit pour plusieurs mois. La raison souvent évoquée est le « nihilisme historique » (历史虚无主义) des œuvres uchroniques ou de voyages dans le temps car, en déplaçant ou en tordant les phénomènes de causalité historiques, les uchronies s’écarteraient du sacrosaint matérialisme historique, théorie officielle de l’histoire en République Populaire de Chine40. En laissant ouverte la possibilité d’autres choix, en s’extirpant du piège de l’illusion téléologique, en arrachant les personnages canonisés par l’historiographie officielle à leur symbolique nationaliste, l’uchronie apparaît en effet aujourd’hui comme un genre éminemment subversif en Chine contemporaine. Les meilleurs récits qui relèvent de ce genre n’y sont d’ailleurs plus publiés : l’une des plus passionnantes uchronies « chinoises » parues ces dernières années, La deuxième année de l’ère Jianfeng – une histoire alternative de la Nouvelle Chine (建豐二年-新中國烏有史), de l’écrivain hongkongais Chan Koo-chung (陳冠中), dans lequel l’auteur imagine l’évolution de la Chine au XXe siècle si celle-ci n’avait jamais été « libérée » par le Parti Communiste, a ainsi été interdite en Chine à sa sortie en 2018…

Bibliographie

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https://www.fmprc.gov.cn/123/wjdt/zyjh/t296078.htm.

Notes

1 Liu Cixin (刘慈欣), « Les Mers de l’Ouest » (西洋), [1998], URL : http://www.kehuan.net.cn/book/xiyang.html.Sauf indication contraire, toutes les traductions sont les nôtres. Retour au texte

2 David Lowenthal, The past is a foreign country, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Retour au texte

3 Le prénom « Sanbao », signifiant littéralement « Trois Joyaux » (une référence bouddhiste), fut repris pour désigner la flotte commandée par le futur amiral, et certains supposent que c’est ce prénom qui donna celui de « Sinbad », personnage imaginaire issu d’une fable irakienne (qui fit lui aussi sept voyages), et qu’on retrouve entre autres dans les contes des Mille et Une nuits « traduits » par Antoine Galland. Retour au texte

4 Au sujet du rôle joué par Zheng He, et sur celui des eunuques de la Cour dans la prise de pouvoir de Zhu Di/Yongle, voir Louise Levathes, When China Ruled the Seas : The Treasure Fleet of the Dragon Throne, 1405-1433, Oxford, Oxford University Press, 1996. Retour au texte

5 Le changement de nom est une récompense impériale : le personnage prend le nom de Zheng pour avoir combattu vaillamment sur un champ de bataille, dans un village portant le nom de Zheng (qui est en outre un nom chinois). Quant à son ancien nom, Ma Sanbao, Ma renvoie à l’Islam tandis que le nom Sanbao (« trois joyaux ») est donné à sa flotte et… à Sinbad. Retour au texte

6 La carte en français proposée par Asialyst permet de visualiser avec clarté les différents voyages de Zheng He : Igor Cauquelin, « La Chine maritime et navale : les aventures de Zheng He », Asialyst, 1.10.2019, non paginé ; URL : https://asialyst.com/fr/2019/10/01/chine-maritime-navale-1-7-aventures-zheng-he/. Retour au texte

7 François Lafargue et Lu Zhou-Lafargue, « La mémoire disputée de Zheng He », Études, n°3, 2016, p. x-y (préciser, si la revue est paginée, s’il vous plaît), URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-3-page-17.htm. Retour au texte

8 Geoffrey Wade, « The Zheng He Voyages: A Reassessment », Journal of the Malaysian Branch of the Royal Asiatic Society, vol. LXXVII, 2005, p. 37-58. Retour au texte

9 Patrick Federl, « The instrumental use of Zheng He’s travels in official Sino-African relations’ discourse », Asiadémica, n°11, 2018, p. x-y, ici p. 64. Retour au texte

10 Nous n’aurons pas la place de davantage développer dans cet article, mais le lecteur (anglophone) intéressé pourra consulter la riche page Wikipédia anglaise sur Zheng He qui regorge d’exemples de sources secondaires, originaires en particulier d’Asie du Sud-Est ou du monde arabophone : https://en.wikipedia.org/wiki/Ming_treasure_voyages#Records_and_literature. Retour au texte

11 Genre littéraire chinois mettant généralement en scène les aventures de combattants d’arts martiaux et de chevaliers errants, dont les intrigues sont souvent situées dans la Chine ancienne. Retour au texte

12 Sur les romans de Luo Maodeng et de Peng Heling, voir Claudine Salmon et Roderick Ptak (éd.), Zheng He. Images & perceptions, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag [Bilder & Wahrnehmungen], 2005. Retour au texte

13 Jean-Raphaël Chaponnière, « Un demi-siècle de relations Chine-Afrique. Évolution des analyses », Afrique contemporaine, n° 228, vol.4, 2008, p. 37. Retour au texte

14 Voir par exemple le reportage d’Oriental Outlook (望东方周刊), publié en 2005 à l’occasion de l’anniversaire des six cents ans du premier voyage de Zheng He : Jia Jia (贾葭), « Une identité dissimulée pendant plus de cinquante ans – rencontre avec les descendants de Zheng He » (身份隐藏了五十多年——探访郑和后裔), URL : http://mil.news.sina.com.cn/2005-07-07/1708303830.html. Retour au texte

15 Le discours complet est disponible sur le site du ministère des Affaires Étrangères de la RPC : https://www.fmprc.gov.cn/123/wjdt/zyjh/t296078.htm. Retour au texte

16 Discours intégral disponible sur le site officiel du Parti Communiste chinois : http://cpc.people.com.cn/BIG5/n/2014/0516/c64094-25024391.html. Retour au texte

17 Bjørnar Sverdrup-Thygeson, « The Chinese Story : Historical Narratives as a Tool in China’s Africa Policy », International Politics, n° 54, vol.1, 2017, p. 54-72. Retour au texte

18 Zhang Yinde, « Contre-fiction politique : Liu Cixin et Han Song », in Nicoletta Pesaro et Zhang Yinde (dir.), Littérature chinoise et globalisation : Enjeux linguistiques, traductologiques et génériques, Venezia, Éditions Ca’ Foscari, 2017, p. 64. Retour au texte

19 Voir principalement Robert Finlay, How Not to (Re)Write World History: Gavin Menzies and the Chinese Discovery of America, Honolulu, University of Hawaii Press, 2004. Retour au texte

20 Voir par exemple le site de la « Fondation 1421 » : https://1421foundation.org/. Retour au texte

21 Gavin Menzies, 1421 : l’année où la Chine a découvert l’Amérique [2002], trad. Julie Sauvage, Paris, Intervalles, 2012. Retour au texte

22 Nous ne saurions naturellement être exhaustifs, mais il serait dommage de ne pas citer ici un autre grand roman uchronique (non sinophone, cette fois) s’emparant de la figure de Zheng He (et plus généralement de la dynastie des Ming) : The Years of Rice and Salt de Kim Stanley Robinson, paru en 2002, dont le point de divergence, situé en 1347, permet à l’auteur d’imaginer une histoire du monde longue de sept siècles où la Chine, l’Inde et l’islam constituent les puissances majeures du monde, au détriment de l’Europe, ravagée par la peste noire. Retour au texte

23 Pour aller plus loin sur la récupération politique de l’écrivain et de sa trilogie, voir Gwennaël Gaffric, « La trilogie des Trois corps de Liu Cixin et le statut de la science-fiction en Chine contemporaine », ReS Futurae, n° 9, 2017, URL : http://resf.revues.org/940. Retour au texte

24 Comme en témoignent par exemple les réactions multiples (y compris celles de sénateurs républicains américains) après les propos tenus par Liu Cixin sur le traitement en Chine des individus de la minorité ouïghoure dans un interview au New Yorker datant de 2019, et qui reprennent plus ou moins les arguments du régime communiste. Voir « GOP Senators demand Netflix cancel The Three-Body Problem over author’s comments on Uighur Muslims », The Independent, 26.09.2020, URL : https://www.independent.co.uk/news/world/americas/us-politics/the-three-body-problem-netflix-uighur-muslims-gop-senators-liu-cixin-b628882.html. Retour au texte

25 Une vidéo faite par un lecteur montre les routes prises par Zheng He et sa flotte dans la nouvelle : https://www.bilibili.com/s/video/BV12y4y177K7. Retour au texte

26 La stratégie consistant à inverser Chine et Occident (souvent les États-Unis) est fréquente dans la science-fiction chinoise. L’écrivain Han Song (韩松), plus directement critique de la politique chinoise que Liu Cixin, en fait par exemple souvent usage dans ses récits. Retour au texte

27 Liu Cixin, « Les Mers de l’Ouest ». Retour au texte

28 Ibid. Retour au texte

29 Ibid. Retour au texte

30 Ibid. Retour au texte

31 Ibid. Retour au texte

32 Ibid. Retour au texte

33 Ibid. Retour au texte

34 On peut noter l’absence de toute référence à la confession musulmane de Zheng He (que ce soit chez le fils ou le père), même si on peut admettre qu’elle n’aurait pas été réellement porteuse dans le récit. Retour au texte

35 Zhang Yinde, « Contre-fiction politique : Liu Cixin et Han Song », op. cit., p. 67. Retour au texte

36 Liu Cixin, Terre errante, trad. Gwennaël Gaffric, Arles, Actes Sud, 2020. Retour au texte

37 Sur ces deux genres et sur « l’écosystème » de la cyberlittérature en Chine, voir Gwennaël Gaffric, « Collective Space/Time Travel in Chinese Cyberliterature », in Vanessa Frangville et Gwennaël Gaffric (ed.), China’s Youth Cultures and Collective Spaces : Creativity, Sociality, Identity and Resistance, London, Routledge, 2019, p. 189-202 et Xu Shuang, « La web-littérature en Chine », Impressions d’Extrême-Orient, n° 8, 2018, URL : http://journals.openedition.org/ideo/752. Retour au texte

38 Le nombre astronomique de « lecteurs » s’explique à la fois par le nombre colossal de « cyberlecteurs » en Chine (près de 500 millions en 2021) et peut-être par la pratique chez certains auteurs de « payer » pour obtenir des recommandations. Nous ignorons en revanche comment quantifier cette pratique. Retour au texte

39 Gwennaël Gaffric, « Collective Space/Time Travel in Chinese Cyberliterature », op. cit., p. 196-197. Retour au texte

40 Yang Zheng (杨正), « Qui dérange-t-il ? Censure de la série de romans de voyage dans le temps Lingao Qiming » (招惹谁了?穿越小说《临高启明》被封杀), Sound of Hope (希望之声), 07.05.2109, https://m.soundofhope.org/post/282041. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Gwennaël Gaffric, « Par-delà les mers de l'Ouest : de l'usage uchronique de Zheng He », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 11 | 2022, mis en ligne le 06 avril 2022, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/333

Auteur

Gwennaël Gaffric

Université Jean Moulin Lyon 3
Institut d'Études transtextuelles et Transculturelles

Droits d'auteur

CC-BY-NC