Anna Seward et Charles Darwin : L’écriture biographique conçue comme « struggle for life »

DOI : 10.54563/gfhla.84

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Texte

« In biography, nothing is more displeasing than a picture without shades »1, affirme Anna Seward dans sa correspondance, en évoquant son projet d’écrire la biographie d’Erasmus Darwin, Memoirs of the Life of Dr Darwin2, en 1804. Malgré cette prétention à l’objectivité, les nuances qu’elle mettra dans son portrait d’Erasmus Darwin ne seront guère du goût de Charles Darwin, son petit-fils, qui verra dans ces « shades » des zones d’ombre tenant plus du dégradant que du dégradé, et ripostera par une seconde biographie, The Life of Erasmus Darwin3, en 1879. Entre Seward et les Darwin s’engage ainsi une véritable « struggle for life » biographique, une impitoyable lutte par l’écriture ayant pour but d’assurer la survie du sujet comme celle de l’auteur dans les mémoires.

On pourrait croire au premier abord que la vie d’Erasmus Darwin (1731-1802) n’eut aucun caractère exceptionnel. Après des études à Cambridge, Erasmus Darwin mena l’existence paisible d’un médecin de campagne retiré loin de l’agitation londonienne, d’abord dans la paroisse de Lichfield, où il rencontra Anna Seward, puis dans le Derbyshire. Il se maria deux fois, eut treize enfants, dont Robert, qui allait devenir le père de Charles Darwin, et mourut chez lui d’une pneumonie à l’âge de soixante-dix ans. Sa vie semble donc loin d’être aussi romanesque que celle d’un héros romantique : Darwin n’a pas fait le Grand Tour et il n’est mort ni noyé lors d’une tempête, comme Shelley, ni terrassé par la fièvre en menant l’armée grecque vers l’indépendance, comme Byron.

Toutefois, comme on peut le lire dans ses différentes biographies4, Erasmus Darwin fait figure d’exception. Polymathe visionnaire, il embrasse tous les sujets dans ses poèmes encyclopédiques, tantôt chantant la gloire de la machine à vapeur en couplets héroïques, tantôt s’interrogeant sur l’origine de l’univers ou la vie sexuelle des plantes. C’est aussi un homme épris de justice sociale, un partisan de l’abolition de l’esclavage et un radical ému par la Révolution française. Il comptait parmi ses amis nombre de personnages illustres tels que Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Franklin et James Watt. Enfin, Erasmus Darwin était un poète et un scientifique d’exception, puisqu’il a présenté les théories linnéennes et transformistes dans deux longs poèmes : The Botanic Garden (1792) et The Temple of Nature (posthume, 1803) qui exercèrent une influence notable sur les écrivains romantiques5.

Cependant, Darwin sombra peu à peu dans l’oubli au XIXe siècle. En 1879, Samuel Butler écrivait à son sujet : « considering the wide reputation enjoyed by Dr Darwin at the beginning of the century, it is surprising how completely he has been lost sight of. »6 Le romantisme fut en partie à l’origine de cet oubli : le couplet héroïque tomba peu à peu en disgrâce après la publication des Lyrical Ballads. Le radicalisme de Darwin l’a également discrédité dans les journaux conservateurs anglais, qui publièrent de violentes satires à son sujet, comme The Loves of the Triangles (1798). Enfin, la célébrité de son petit-fils sembla paradoxalement achever de plonger son aïeul dans l’obscurité : si le nom de Darwin était au sommet de sa gloire, le prénom d’Erasmus s’est, lui, effacé de la mémoire collective au profit de celui de Charles après la publication de The Origin of Species (1859).

La postérité d’Erasmus Darwin est donc au cœur de vives tensions, entre louange et blâme, admiration et rejet, reconnaissance et oubli, tensions encore présentes aujourd’hui, où Erasmus Darwin, s’il est encore relativement oublié du grand public, commence à regagner une certaine reconnaissance dans le milieu académique, notamment grâce à Desmond King-Hele et Sophie Musitelli7. Ces tensions sont cristallisées dans les deux biographies d’Erasmus Darwin publiées au XIXe siècle : celle d’Anna Seward, sa voisine et amie, et celle de Charles Darwin, son petit-fils. La première publia les Memoirs of the Life of Dr Darwin en 1804, dans les premières années du romantisme ; le second écrivit The Life of Erasmus Darwin en 1879, au cœur de l’ère victorienne.

Ces deux biographies, bien différentes dans leur style comme dans le portrait qu’elles tracent de leur sujet, sont au cœur d’une singulière dynamique de la mémoire. En effet, il semble que ces œuvres, au lieu de contribuer à mieux faire connaître leur sujet, ont au contraire participé à son effacement, en remodelant l’image d’Erasmus Darwin conformément aux attentes d’un lectorat, mais aussi aux exigences d’un auteur désireux de s’émanciper d’une tutelle intellectuelle encombrante. Anna Seward, en sa qualité de poétesse, tout comme Charles Darwin en sa qualité théoricien de l’évolution, cherchent en effet à s’affranchir par cette biographie d’un lourd tribut poétique et scientifique, tout en rendant un juste hommage à Erasmus Darwin : aussi leur biographie peut-elle se lire dans le cadre d’une étrange économie intellectuelle, entre dettes à payer et créances à effacer.

L’étude de ces deux biographies est intéressante à plusieurs titres : elle permet de comprendre comment fut façonné l’héritage culturel d’Erasmus Darwin à travers les paradoxes de la postérité, mais aussi de se pencher sur des œuvres elles-mêmes singulières et relativement peu connues. La biographie de Seward est profondément originale dans son refus des conventions du genre, tandis que celle de Charles Darwin est la seule œuvre à caractère non-scientifique de son auteur, qui s’essaie pour la première et la dernière fois à un style d’écriture véritablement littéraire.

On observera comment ces deux récits s’opposent dans une « struggle for life » biographique, où chacun veut voir triompher sa propre vision de son sujet. Alors qu’Anna Seward fait le portrait d’un homme de lettres dans un style piquant, Charles Darwin, dans une prose scientifique rigoureuse, improvise une enquête sur l’hérédité. On verra également comment ces biographies, plutôt que d’affirmer le lien de leur auteur au sujet, seraient plutôt un moyen de s’en détacher pour mieux affirmer leur originalité propre : autrement dit, sortir de l’ombre d’Erasmus Darwin, dont ils brossent une image volontairement nuancée, « picture with a shade », pour entrer dans la lumière à leur tour et se constituer eux-mêmes comme exceptionnels.

Anna Seward : une biographie romantique et audacieuse

« The biography of a philosopher! Ah! Is it not Omphales wielding the club of Hercules ? »8, feint de se lamenter Anna Seward dans sa correspondance, en rédigeant les Memoirs of the Life of Dr Darwin. La comparaison mythologique est révélatrice : Erasmus Darwin est Hercule, demi-dieu à la force légendaire ; Omphale est la reine de Lydie, sans ascendance divine, qui n’est qu’un personnage secondaire dans le récit de la vie du héros. En se comparant à Omphale, Seward suggère donc qu’elle craint de ne pas être à la hauteur de son sujet, grand écrivain et « philosophe », le terme de « scientifique » n’existant pas encore. Or, dans la mythologie, Hercule se met au service d’Omphale, et de serviteur, il devient son amant et mari : les rapports entre les deux personnages sont donc aussi marqués par la domination d’Omphale sur Hercule, malgré son statut secondaire, et par la séduction mutuelle. Cette comparaison choisie témoigne de l’ambigüité de la relation entre Anna Seward et Erasmus Darwin, marquée elle aussi par la séduction et le désir de Seward de s’affirmer en tant qu’écrivain.

Anna Seward (1742-1809) est la voisine d’Erasmus Darwin à Lichfield : elle le côtoie pendant une grande partie de sa vie, notamment de 1756 à 1781, avant qu’il ne déménage dans le Derbyshire. Femme de lettres reconnue, admirée par Walter Scott, auteur de l’Elegy on Captain Cook et de Llangollen Vale, elle est surnommée « le cygne de Lichfield », « the swan of Lichfield », comme Virgile était celui de Mantoue. C’est peu de temps après la mort de Darwin, en 1802, qu’elle entreprend d’écrire ses mémoires, consignant ainsi ses impressions et observations, relisant leur correspondance et commentant ses poèmes.

Dès la préface, elle établit une liste des mauvais biographes : ceux qui veulent profiter de l’aura de gloire de leur sujet pour devenir eux-mêmes célèbres, et ceux qui se lancent dans un panégyrique « of angelic excellence » (Seward, p. viii) à la gloire de leur ami ou parent défunt. Elle compare ces auteurs aux peintres à qui Elizabeth I avait demandé de peindre son portrait sans les ombres : « they draw a picture without shades » (Seward, p. ix)9. Seward se considère, elle, comme une biographe juste : elle veut tracer un portrait fidèle et nuancé d’Erasmus Darwin.

Pour cela, elle fait preuve d’une grande audace littéraire. Sa biographie ne s’ouvre pas sur la naissance ou les ancêtres d’Erasmus Darwin, mais sur son arrivée à Lichfield, où elle l’a rencontré. Aussi les premières lignes évoquent-elles bien plus l’incipit d’un roman que l’ouverture d’une biographie :

Doctor Erasmus Darwin was the son of a private gentleman, near Newhark, in Nottinghamshire. He came to Litchfield to practise physic in the autumn of the year 1756, aged 24, bringing high recommendations from the Faculty of Edinburgh, in which he had studied, and from that of Cambridge, to which he belonged. He was somewhat above the middle size, his form athletic, and inclined to corpulence, his limbs too heavy for exact proportion.10

Seward semble faire d’Erasmus Darwin son personnage : on croirait presque lire la première description de Charles Bovary par Flaubert, avec un demi-siècle d’avance. Quelques pages plus loin, elle dépeint non sans humour le début de la carrière poétique de Darwin : « Dr Darwin, with the wisdom of Ulysses, bound himself to the medical mast, that he might not follow those delusive syrens, the muses »11. Par cette comparaison comique, elle fait de Darwin le héros d’une parodie de l’Odyssée : les muses s’amusent.

Cette remarque, si elle fait de Darwin un Ulysse malgré lui, pose aussi Seward en Homère des temps modernes, ou du moins en connaisseuse éclairée des classiques, comme sa comparaison avec Hercule et Omphale le suggère également. Son statut de poétesse est précisément ce qui l’autorise à juger de la vie et des œuvres de Darwin avec clairvoyance. C’est cette culture littéraire qui l’autorise à se faire arbitre du goût poétique, et à rédiger une biographie critique éclairée, jugeant de l’homme comme de son œuvre avec objectivité : « The unbiased mixture of candid objection with true praise better serves the interest of every science than blind unqualified encomium upon its professors »12.

Cette biographie critique est d’ailleurs davantage une biographie intellectuelle, qui retrace l’évolution non de l’homme, mais de ses pensées et de la formation de son esprit poétique, en suivant la structure suivante :

Préface.

Chapitre 1. Description du Dr Darwin. Ses amis. Son premier mariage. Ses premiers vers. Les mésaventures amoureuses de Thomas Day.

Chapitre 2. Nouvelles relations. Accidents frappants. Rivalité avec le Dr Johnson. Exemples de « wit ».

Chapitre 3. Critique de Zoonomia. Ses vers à Elizabeth Pole. Vers de Seward sur le Jardin Botanique. Échange de lettres entre Seward et Darwin.

Chapitre 4. Son second mariage. Poème du Botanic Garden. Critique générale sur le style de Darwin.

Chapitre 5. Commentaire détaillé critique de The Economy of Vegetation.

Chapitre 6. Commentaire détaillé critique de The Loves of the Plants.

Chapitre 7. Critique de Phytologia. Mort du fils d’Erasmus Darwin. Vieillesse. Mort. Conclusion sur l’art biographique et le jugement poétique.

Cette structure frappe par son originalité : il s’agit plus d’une entreprise biopoétique que d’une biographie. La chronologie est respectée au début et à la fin, mais suit de nombreux méandres entre les chapitres 1 et 7, propices aux digressions, aux citations de poèmes et aux critiques littéraires. Seward assume cette structure libre par le choix du terme « memoirs » qu’elle accole à son titre. Elle n’a pas la prétention de faire une biographie classique, et cette originalité est mise en valeur dans sa correspondance par un néologisme affectueux : elle nomme en effet ses Memoirs « my little Darwiniana »13, comme si elle souhaitait les ranger dans un cabinet de curiosités.

Le texte frappe par son caractère ouvert, entre la biographie, l’essai, l’anthologie, le recueil d’anecdotes et la critique littéraire : c’est un texte protéiforme, dont la structure rappelle davantage la liberté des Essais de Montaigne, « à sauts et à gambades », que le formalisme des biographies de l’époque comme celles de William Hayley14, qui était d’ailleurs un des amis d’Anna Seward. Ce caractère foisonnant, libre de contraintes, lui attirera les foudres des critiques comme celui de l’Edinburgh Review qui condamne « a work so immethodical and desultory »15 et rejette « a garb so injudicious and fantastic […], inversion of the usual arrangement in biographic writing »16, concluant que « the reader may look in vain for anything which merits the name of just biographical narrative »17.

C’est pourtant ce qui fait l’intérêt littéraire de cette biographie. Anna Seward met son expérience de femme de lettres au service d’une biographie éminemment littéraire : elle propose une analyse fine de la poésie darwinienne, en commentant le rythme, l’usage des impératifs, les spondées, les allitérations et les personnifications. Sa réflexion sur les sensations est représentative de l’age of sensibility du XVIIIe siècle : « Darwin’s poetry wants sensation »18, mais aussi de la quête romantique pour la juste représentation des passions, en écho à la préface des Lyrical Ballads : « The passions are generally asleep, and seldom are the nerves thrilled by his imagery, impressive and beauteous as it is, or by its landscapes, with all their vividness »19. Seward cite Pope et Cowper en contre-exemples, ainsi que la parodie The Loves of the Triangles, tableau satirique des idées transformistes darwiniennes appliquées à la géométrie, qu’elle a trouvée très juste et très drôle : « the verse of this ironical poem is not only Darwinian, but beautifully Darwinian »20. Par cette critique, elle parvient à prendre de la hauteur par rapport à son sujet : Omphale porte le gourdin d’Hercule.

Elle ne cache pas, néanmoins, son admiration pour le génie darwinien, qu’elle compare à celui de Johnson : « Where Dr Johnson was, Dr Darwin had no chance of being heard, though at least his equal in genius, and his superior in science. »21 Elle veut donc brosser le portrait juste d’un poète, entre éloge et satire, sans hésiter à bouleverser les conventions biographiques par un genre plus libre, celui des mémoires, qui, par leur ton plus ouvert et plus personnel, lui permettent d’associer le portrait d’Erasmus Darwin à un jugement critique. Ce portrait peut aussi être particulièrement sévère, comme lorsque, dans le dernier chapitre, elle affirme qu’Erasmus Darwin s’est montré indifférent à la mort de son fils cadet. Elle s’attire alors les foudres de la famille Darwin, ce qui l’oblige à publier un démenti dans le Monthly Magazine22.

Charles Darwin : la contre-attaque victorienne

Les Memoirs of the Life of Dr Darwin ne sont pas non plus du goût de son petit-fils. Il a l’occasion d’exprimer son profond désaccord vis-à-vis de la biographie de Seward grâce à Ernest Krause, journaliste allemand travaillant pour Kosmos, journal consacré à l’histoire des sciences. Krause avait redécouvert la poésie scientifique d’Erasmus Darwin et souhaitait lui consacrer un article dans sa revue. Il avait pour cela contacté son célèbre petit-fils, en lui demandant des détails sur la vie de son grand-père qu’il pourrait inclure dans sa préface. Les notes de Charles Darwin ont pris de l’ampleur, jusqu’à le convaincre de rédiger une biographie complète, comme l’explique Desmond King-Hele dans la préface à sa récente réédition23.

Inutile de présenter Charles Darwin, petit-fils d’Erasmus Darwin. Charles est le fondateur de la théorie de l’évolution, avec la publication de The Origin of Species en 1859. En revanche, Charles n’est pas connu comme un poète, et ce n’est pas pour sa poésie qu’il admire son grand-père, mais pour ses idées scientifiques novatrices. Scientifique lui-même, Charles écrit dans une prose victorienne factuelle et rigoureuse : jamais il ne se serait permis de comparer son grand-père à Ulysse et la poésie aux sirènes. Sans pour autant être le Thomas Gradgrind de la littérature, Charles Darwin veut avant tout des faits, des faits, et encore des faits, plutôt que des effets de style.

Il engage de ce fait une guerre contre Anna Seward, décrivant sa biographie de façon impitoyable :

In 1804 Miss Seward published her Life of Dr. Darwin. This was an unfortunate event for his good fame, for she knew nothing about science or medicine, and her style is so pretentious that it is extremely disagreeable, almost nauseous to many persons ; though others like the book much. It abounds with inaccuracies, as both my father and other members of the family asserted at the time of its publication.24

En refusant la biographie de Seward, avec sa structure libre, ses recherches stylistiques et sa narration colorée, Charles Darwin s’improvise, à son tour, critique littéraire. À ses yeux, le portrait d’Erasmus Darwin n’est pas seulement faux, il est aussi grotesque. La description poétique de Lichfield fait l’objet d’une pique ironique et rageuse contre Seward : « Miss Seward describes the place in her grandiose style »25. Charles Darwin se prend au jeu de la critique, pour être parfois aussi impitoyable envers Seward qu’elle le fut envers son grand-père.

Par ailleurs, lorsque Charles Darwin s’aventure à parler de poésie, c’est précisément pour tenter de contrer les critiques d’Anna Seward. Il utilise des références d’autorité pour démonter les remarques de Seward sur l’absence de passion dans la poésie de son aïeul, pour affirmer que ce dernier, quoi qu’elle en dise, était un maître du langage poétique. Il cite un article élogieux du Monthly Magazine et une phrase de Byron :

That Darwin was a great master of language will hardly be denied. In one of the earliest and best criticisms on his poetry it is said no man « had a more imperial command of words, or could elucidate with such accuracy and elegance the most complex and intricate machinery »26. Even Byron called him « a mighty master of unmeaning rhyme ».27

Or, cette citation de Byron est en fait un trait satirique du pamphlet On English Bards and Scottish Reviewers (1809), où Byron tourne Erasmus Darwin en dérision. Il est curieux que Charles Darwin ait choisi de le citer à cet endroit : il paraît impossible qu’il n’ait pas mesuré la portée satirique de l’extrait. A-t-il estimé que le fait que Byron parle de son grand-père en termes de « mighty master » était suffisant pour en établir la notoriété ? Toujours est-il que l’effet produit par cette citation produit un décalage involontairement comique qui aurait sans doute amusé Anna Seward au moins autant que The Loves of the Triangles.

C’est justement au sujet de The Loves of the Triangles que Charles Darwin s’oppose encore à Seward : alors qu’Anna Seward a trouvé cette parodie très réussie, Charles Darwin rappelle qu’elle a discrédité The Botanic Garden28. Concernant le bel esprit, « wit », il prend de nouveau le contre-pied de son ennemie, en sacrant Johnson champion : « it would make no doubt, I suppose, that Dr Johnson would come off victorious »29. Il démonte ainsi point par point la biographie de Seward, revenant également sur les descriptions du caractère d’Erasmus Darwin et citant scrupuleusement la correspondance familiale, en bon enquêteur avide de faits et de preuves. C’est donc une véritable lutte pour l’écriture de la vie, struggle for lives, qui s’engage entre les deux biographes, comme si Charles Darwin voyait dans la postérité littéraire les mêmes mécanismes que la sélection naturelle.

Néanmoins, il reste assez proche d’Anna Seward par le choix de la structure : celle-ci suit en réalité celle choisie par Anna Seward, complétée et remaniée. On peut découper l’œuvre en sept grandes sections, comme l’ouvrage de Seward. De plus, tout comme Seward, Charles Darwin se concentre sur la jeunesse d’Erasmus Darwin, puis digresse dans la suite chronologique de la biographie pour se livrer à une analyse des œuvres de son grand-père, la section « His books » étant beaucoup plus longue que les autres :

Préface.

1. La famille Darwin. Ses ancêtres. Ses descendants.

2. Jeunesse d’Erasmus Darwin et années à Lichfield. Scolarité à Cambridge et Edimbourg. Premières années à Lichfield.

3. Ses œuvres, avec des extraits de sa correspondance.

4. Son caractère, sa conversation, son bel esprit, ses croyances religieuses, ses qualités morales.

5. Réfutation de calomnies à son sujet : Anna Seward, Mrs Schimmelpenninck.

6. Sa philanthropie, témoignages de ses amis, sa défense de la tempérance, son soutien à la réforme des prisons, sa condamnation de l’esclavage.

7. Mort et enterrement à Breadsall.

Charles Darwin opère plusieurs changements notables par rapport à la biographie de Seward : il choisit de présenter d’abord la famille Darwin, autant par respect des conventions biographiques que, comme on le verra, par intérêt pour l’étude de l’hérédité. Il travaille aussi à établir un redressement du personnage moral d’Erasmus Darwin. Il introduit à cet effet un chapitre sur les multiples qualités morales et les combats sociaux de celui-ci : philanthropie, abolition de l’esclavage, réforme des prisons, exhortations à la sobriété… Il fait ainsi de son grand-père un personnage de philanthrope victorien avant l’heure. Plusieurs pages sont spécialement consacrées aux « calomnies » d’Anna Seward30, concernant l’appât du gain d’Erasmus et sa réaction à la mort de son fils Erasmus Junior.

Charles Darwin se fonde donc sur la biographie d’Anna Seward pour s’approprier les codes d’un genre biographique, qu’il reprend à son compte pour faire de l’écrivain romantique décrit par le « cygne de Lichfield » un modèle de scientifique humaniste pré-victorien qu’il est fier de compter parmi ses ancêtres. Il est néanmoins probable que, sans la biographie de Seward, Charles Darwin n’aurait pas pu écrire une telle biographie, ou du moins, aurait écrit quelque chose de bien différent. Cela n’aurait pas été faute de matière, mais parce que ces mémoires de Seward lui ont donné l’impulsion première d’une dynamique d’écriture lui permettant de structurer son récit et de construire son propre regard critique sur l’œuvre poétique de son grand-père.

La biographie comme champ d’expérimentation

Dans le cas des mémoires de Seward comme de la biographie de Charles Darwin, il semble que le récit de la vie d’Erasmus Darwin ne soit pas toujours l’objet central du propos, mais que la matière biographique soit plutôt conçue comme un champ d’exploration et d’expérimentation.

Dans ses Memoirs, Seward se fait la juge d’Erasmus Darwin, mais elle se pose aussi en rivale poétique, sans hésiter à mettre en avant ses propres dons au détriment de ceux de son sujet. Dans le second chapitre, elle critique les deux éloges funèbres qu’Erasmus Darwin et Thomas Day ont composés pour leur ami William Small. Elle en livre un commentaire impitoyable : le premier est inadéquat, car le nom de Small est omis dans l’élégie, ce qui est une faute selon Johnson. Le second est trop hyperbolique et trop exclamatif : l’élégie exige de la mesure. Les deux sont cités dans leur intégralité, et soumis à une analyse aussi fine qu’exigeante.

Seward se livre ensuite à un exercice de style similaire. Elle compose un éloge funèbre de Polly Howard, la première épouse d’Erasmus Darwin, morte quelques années après leur mariage. Cet éloge original prend la forme d’une prosopopée :

Do not weep for my impending fate, said the dying angel, with a smile of unaffected cheerfulness. In the short term of my life, a great deal of happiness has been comprised. The maladies of my frame were peculiar […] Pain taught me the value of ease, and I enjoyed it with a glow of spirit, seldom, perhaps, felt by the habitually healthy.31

Ce monologue d’outre-tombe résume la vie de la défunte en lui donnant une voix et en brosse un beau portrait sans sombrer dans l’hagiographie. L’élégance du registre, le ton mélancolique sans être pathétique et le choix d’un long discours direct prêtent à ce passage un lyrisme retenu et en font un tombeau littéraire original, similaire à une inscription funéraire antique. Dans ce passage, Seward fait aussi l’éloge des soins attentifs d’Erasmus Darwin qui mit sa pratique médicale au service de la santé de son épouse, réussissant à prolonger ses jours sans néanmoins éradiquer la maladie, et dresse du couple Darwin un touchant portrait. Par là même, Seward fait discrètement montre de ses propres talents littéraires, d’autant plus que les citations des deux « ratages » de Darwin et Day sur William Small mettent en valeur son propre morceau de bravoure sur Polly Howard, consacrant ses talents de poétesse.

Charles Darwin se montre extrêmement sévère envers ce passage, car il ne comprend pas qu’il puisse s’agir d’une tradition rhétorique. Il souligne qu’il est scientifiquement peu probable que Polly Howard ait pu prononcer un discours si long et si bien construit alors qu’elle était mourante, sans se rendre compte qu’il s’agit d’une prosopopée. Sa critique trahit malheureusement son incompréhension des buts véritables de l’auteur de façon presque comique :

Miss Seward gives, on second-hand authority, a long speech of hers, ending with the words, « he has prolonged my days, and he has blessed them ». This is probably true, but everything which Miss Seward says must be received with caution ; and it is scarcely possible that a speech of such length could have been reported with any accuracy.32

On touche ici à la limite de l’effet Gradgrind, ou la recherche d’une biographie strictement factuelle : Darwin ne comprend pas qu’Anna Seward souhaite en fait s’inscrire dans une tradition littéraire de l’éloge funèbre, et non faire un report journalistique des derniers mots de Polly Howard, comme l’indique d’ailleurs la métaphore du « dying angel » qui transfigure le personnage de l’épouse agonisante en créature angélique sublimée par la mort.

C’est donc bien en scientifique que Charles Darwin articule sa biographie, et non en poète. En outre, tout comme Seward utilise ses mémoires comme champ d’expérimentation littéraire, Charles Darwin profite de cette biographie, toujours en qualité de scientifique, pour mener une enquête familiale sur l’hérédité. Charles Darwin aimait prendre sa propre famille comme objet d’observation scientifique, en prenant des notes sur le développement de la parole chez ses propres enfants. Cette biographie, même si elle n’est pas considérée comme une œuvre scientifique, est aussi un prétexte à l’étude de la transmission des caractères.

L’ouverture est assez éloquente : Darwin affirme qu’il est nécessaire, avant de brosser un portrait de son grand-père, de donner quelques détails sur sa famille. « It is more important to show to what extent a man inherits and transmits his characteristic qualities ; for every addition, however small, to our knowledge on this head is a public benefit »33. On est loin de l’introduction romanesque et pré-flaubertienne d’Anna Seward, avec ce ton volontairement détaché et impersonnel qui met en avant le fait que le texte soit d’utilité publique, « public benefit ».

Darwin, tout comme Seward, profite donc de la biographie pour servir ses propres intérêts, scientifiques, par une étude sur les caractères divers qu’Erasmus Darwin a hérités de ses ancêtres et transmis à ses enfants. L’hérédité est un sujet sur lequel Charles Darwin a déjà travaillé par ailleurs, dans The Origin of Species (1859) comme dans The Descent of Man (1871), même si ses recherches portent avant tout sur des caractères physiologiques plutôt que sur des habitudes ou des prédispositions comme le goût pour les inventions mécaniques ou la tendance au bégaiement, ce qui lui permet de prolonger ses hypothèses biologiques par des perspectives psychologiques et linguistiques. Darwin s’interroge également sur la notion de génie, et attribue celui de son cousin Francis Galton à leur grand-père maternel34. Cette biographie semble donc, plus qu’une entreprise de valorisation des travaux d’Erasmus, être une expérience servant les intérêts de Charles et sa passion première : la transmission par l’hérédité des caractères, qui occupe toute la première partie de son traité sur l’Origine des Espèces.

Anna Seward et le plagiat : struggle for posterity

Pourquoi Anna Seward cherche-t-elle à s’affirmer autant en tant que poétesse et critique ? Pourquoi tient-elle à se faire l’arbitre du bon goût, capable de juger de la poésie de Darwin comme celle d’Homère, Milton et Pope ? Rêve-t-elle, par cette démonstration savante, d’être l’égale de Catherine Macaulay, réputée pour son érudition étourdissante ? Peut-être faut-il comprendre que cette biographie n’est en fait pas autant sur son sujet que sur son auteur : ce n’est pas autant un hommage à Darwin qu’une quête de légitimité, pour mieux affirmer sa propre originalité de poétesse.

Seward cite, au chapitre VI, ce que Darwin dit du plagiat dans son Botanic Garden. Il s’agit d’une belle comparaison qu’on pourrait qualifier anachroniquement d’écopoétique et d’organiciste : « perhaps a few common flowers of speech may be gathered as we pass over our neighbour’s ground, but we must not plunder his cultivated fruit »35. Seward veut en fait, par cette citation, confronter Erasmus Darwin à ses propres contradictions, car Darwin est un plagiaire : les quarante-six premiers vers de son poème si célébré, The Botanic Garden, ne sont pas de lui, mais d’Anna Seward. Cette dernière le rappelle dans une observation mêlant le blâme à l’éloge :

Dr Darwin forgot that just restraint when he took, unacknowledged, forty-six entire lines, the published verses of his friend, for the exordium of the first part of his work. That extraordinary, and in a poet of so much genius, unprecedented instance of plagiarism excepted, not one poet of England is more original than Dr Darwin.36

Dans ces remarques singulières, l’usage des italiques sur « original » pourrait être perçu soit comme un marqueur d’insistance pour souligner que les vers de Darwin, malgré ce plagiat inaugural, sont bel et bien originaux, soit comme une marque d’ironie acerbe.

La véritable origine de ces vers n’a jamais été reconnue publiquement par Darwin, mais Seward s’est battue pour réclamer son dû, soulignant que les vers avaient été publiés dans la presse en son nom avant la publication de The Botanic Garden. Elle obtiendra gain de cause dans la postérité, puisque dans la première édition complète de ses œuvres, éditée de façon posthume par son ami Walter Scott, les vers d’introduction au Botanic Garden sont publiés en son nom avec ses propres notes. On comprend mieux la volonté d’Anna Seward de s’affirmer en qualité de femme de lettres dans sa biographie critique d’Erasmus Darwin, et la volonté d’Omphale de prendre sa revanche sur un Hercule littéraire qui l’a dépouillée de ses biens.

Pourquoi Erasmus Darwin aurait-il plagié Anna Seward ? Selon Seward elle-même, cet emprunt aurait été sa première source d’inspiration, « the spark which lighted up the rich magazine of his genius »37. Selon Charles Darwin, « the whole case is unintelligible »38. Il est vrai que l’affaire semble difficile à démêler. Cependant, Charles Darwin, en bon enquêteur avide de preuves, donne une piste. Il cite une lettre d’Edgeworth, qui affirme que, si des vers de Seward avaient été publiés au nom de Darwin, des vers de Darwin avaient également été publiés au nom de Seward, plusieurs années plus tôt, dans son Elegy on Captain Cook (1780). Darwin et Seward auraient donc tous les deux échangé des vers qui furent publiés au nom de l’autre. Si Darwin a prêté sa plume à Seward, il lui semblait peut-être juste que Seward lui prête quelques-uns de ses vers à son tour.

Pourquoi donc Darwin aurait-il prêté certains de ses vers, voire composé un poème entier publié ensuite au nom de Seward ? Desmond King-Hele émet l’hypothèse que ce poème aurait été une répétition, un exercice de style avant la composition de son futur grand poème : « a rehearsal to the Botanic Garden »39. Ajoutons que l’Elegy on Captain Cook fut composée à peu près à la même époque que les premiers brouillons de Loves of the Plants, en 1778 : Darwin évoque ce projet à Seward dans une lettre mais il est réticent à y apposer son nom, car il craint que se déclarer poète ne nuise à sa réputation de médecin. Il aurait donc plus précisément utilisé le nom d’Anna Seward pour sa première publication, afin de vérifier le succès de ses vers auprès du public sans risquer de se compromettre. Cette hypothèse reste controversée aujourd’hui : Melissa Bailes, dans son chapitre « The Evolution of the Plagiarist : Natural History in Anna Seward’s Order of Poetics », considère qu’il ne s’agit que d’une rumeur d’Edgeworth, et que l’élégie est bel et bien de Seward40. Teresa Barnard, biographe d’Anna Seward, partage cet avis avec un peu plus de réserves41.

Cependant, en laissant de côté les allégations d’Edgeworth, une brève analyse comparée de la poésie de Darwin et de Seward suffit à montrer que l’Elegy on Captain Cook est en tous points darwinienne. L’usage du couplet héroïque dans la veine de Pope, les abondantes notes de bas de page à vocation encyclopédique, les personnifications païennes de la Nature, la récurrence des adjectifs favoris de Darwin (« faint, gentle, bright ») : tout, jusque dans les choix typographiques (noms des personnages historiques et allégoriques en petites capitales) concorde avec le style que Darwin a développé tout au long de ses deux poèmes de plus de quatre mille vers dans les vingt ans qui suivent.

Anna Seward, elle, est bien plus wordsworthienne que darwinienne dans le reste de son corpus poétique, qu’il s’agisse de Llangollen Vale, de ses épîtres ou de ses sonnets : elle privilégie des formes prosodiques plus courtes ou plus populaires, comme la ballade, n’utilise les notes que pour donner plus de précisions sur les lieux pittoresques de ses poèmes, et limite son usage des allégories. Elle accorde aussi bien plus d’importance au lyrisme, alors que Darwin n’emploie jamais la première personne : c’est aussi le cas dans l’Elegy on Captain Cook, entièrement impersonnelle.

On a donc de fortes raisons de penser que ce poème est darwinien, même s’il est également possible que Darwin et Seward y aient travaillé ensemble, et que chacun ait affiné son propre style poétique au contact de l’autre, créant une œuvre hybride. Des affinités communes auraient pu naître une séduction poétique mutuelle, qui devient finalement séduction au sens propre : se-ducere, un procédé qui conduit l’auteur loin de son œuvre. Les motivations d’Anna Seward dans ses Memoirs of the Life of Dr Darwin vont dès lors bien au-delà d’une simple anxiety of influence bloomienne : elles visent à se défaire de cette hybridité poétique, de cette séduction des mots, pour pouvoir réclamer la part de postérité qui lui revient.

Ainsi, tout converge dans ces Memoirs vers cette quête de reconnaissance effrénée : cette biographie a pour but de donner à Anna Seward sa crédibilité, à rendre à Seward ce qui appartient à Seward, en taisant les ambiguïtés sur l’attribution de l’Elegy on Captain Cook. On comprend mieux toute l’ambiguïté de la citation de Seward et son insistance trouble sur le terme d’« original » à la lueur de ce qu’on pourrait paradoxalement appeler ces mauvais échanges de bons procédés. Le fait qu’elle se définisse comme connaisseuse du canon, qu’elle choisisse de donner à sa biographie la forme d’un essai, d’une critique littéraire et d’une anthologie, n’est pas une simple posture d’écrivain, ni une façon audacieuse de se détacher des codes de l’écriture biographique, mais une recherche d’affirmation littéraire, la volonté ferme de gagner sa part de postérité, struggle for posterity.

Darwin contre Darwin : survival of the smartest

Un problème similaire se pose pour la biographie que Charles Darwin écrit de son grand-père. Alors que l’on s’attend à ce que Darwin fasse l’éloge de son grand-père comme précurseur de l’évolutionnisme, il n’en dit pas un seul mot ou presque. Il loue certes plusieurs qualités d’Erasmus Darwin en tant que médecin et scientifique : importance de l’hygiène, étude des maladies héréditaires, intérêt pour l’observation au microscope sont autant de thèmes qui feront la gloire de la médecine victorienne. Néanmoins, il reste silencieux sur les audacieuses hypothèses transformistes d’Erasmus dans Zoonomia, ainsi que sur ses vers sur la progression de la vie terrestre dans The Temple of Nature.

Pourquoi ce silence ? On peut l’expliquer par plusieurs raisons : selon Ralph Colp, c’est parce que Darwin ne veut pas empiéter sur l’article d’Ernest Krause et choisit de ne pas traiter ce sujet42, sans toutefois l’expliciter dans sa biographie. Selon Joanny Moulin, Charles Darwin a lu Zoonomia mais il préfère la Théologie Naturelle de Paley qui l’a davantage marqué dans ses jeunes années : « la vision de Paley lui semble éminemment plus plausible, plus conforme à ses propres intuitions. Cela n’a rien à voir avec les rêveries poétiques et les hypothèses enthousiastes d’Erasmus Darwin » 43.

Effectivement, Charles Darwin ne semble pas avoir été séduit par les hypothèses de son grand-père. Le peu qu’il en dévoile n’est guère élogieux. Quand il cite les passages-clés de Phytologia, qu’on retrouve dans le chant IV de The Temple of Nature, passages qui se rapprochent beaucoup de sa propre théorie du « struggle for life », son commentaire est aussi impitoyable que les critiques poétiques d’Anna Seward : « There is much of the same kind, and hardly more relevant »44. On trouve exactement la même critique dans la préface à The Origin of Species : « It is curious how largely my grandfather, Dr. Erasmus Darwin, anticipated the views and erroneous grounds of opinion of Lamarck in his Zoonomia »45.

Exactement comme Anna Seward, Charles Darwin a un compte à régler avec ce grand-père encombrant, pré-évolutionniste avant lui, auteur de ce que Pierre Bayard appelle le « plagiat par anticipation ». Il y a beaucoup de similarités entre leurs théories46. Erasmus Darwin suppose très tôt que tous les êtres vivants sont issus d’un seul filament, qu’ils peuvent évoluer par sélection sexuelle et évoque une lutte pour la vie, « eat or be eaten », chaque individu aspirant à subsister et perpétuer sa lignée. Dès 1787, avec la publication de Genera Plantarum, The Families of Plants, traduit de Linné, Erasmus Darwin affirme dans sa préface originale que toutes les espèces sont liées entre elles.

Cette proximité théorique empêche Charles de diffuser ses idées : les premiers critiques, dès 1859, pensent que Charles n’apporte rien de nouveau, et qu’il ne fait que redire ce que disait déjà son grand-père. Certains feignent de croire que Charles a plagié son illustre ancêtre, comme l’affirme Samuel Wilberforce dans sa cinglante critique de la Quarterly Review : « For if we go back two generations we find the ingenious grandsire of the author of the Origin of Species speculating on the same subject, and almost in the same manner with his more daring descendant »47. Wilberforce cite ensuite un passage d’Erasmus Darwin supposant que les insectes sont les pistils et les étamines de fleurs ayant évolué, dans le but de ridiculiser à la fois l’aïeul et le petit-fils.

Or, c’est précisément ce que Charles rejette : des hypothèses scientifiques fondées sur la spéculation. Erasmus était un grand scientifique, ou plutôt un grand « philosophe » selon les termes de son époque, car il était un homme d’imagination, mais il n’avait trouvé aucune trace d’un hybride entre l’insecte et la plante pour confirmer ses hypothèses. Charles, lui, était un grand scientifique par l’observation : il a patiemment collecté les preuves de sa théorie, des années durant. En outre, il rejette le caractère progressiste des théories de son grand-père. L’évolution est pour lui une suite constante d’adaptations nouvelles dans un environnement changeant, et non un mouvement uniforme vers le progrès, supposant au pire une téléologie déiste, au mieux une volonté de progrès lamarckienne, qu’il juge naïve.

On n’a malheureusement aucune retranscription du célèbre débat d’Oxford qui opposa l’évêque Wilberforce à Thomas Huxley, le « bulldog de Darwin », dans l’amphithéâtre du muséum d’Histoire Naturelle d’Oxford. Il est néanmoins probable que Wilberforce ait utilisé des arguments similaires à ceux qu’on trouve dans la Quarterly Review pour discréditer l’évolutionnisme : le nom d’Erasmus Darwin était alors synonyme d’érudit aux thèses farfelues. Il n’est pas impossible que Wilberforce ait lu la biographie de Seward, où il aura pu retrouver la référence au poème satirique de The Anti-Jacobin, The Loves of the Triangles, que Seward mentionne et que Wilberforce cite abondamment dans l’intention de tourner les théories des deux Darwin en ridicule, avec néanmoins des erreurs manifestes sur la notion de « Darwinian eternity », et une certaine incompréhension de la notion de « struggle for life »48.

On comprend dès lors mieux la nécessité pour Charles Darwin de pouvoir distinguer ses propres thèses de celles de son grand-père, en proposant un autre portrait d’Erasmus Darwin qui ne se prête pas à la controverse scientifique mais qui le présente comme un aimable philanthrope pré-victorien amateur de poésie. On comprend également l’urgence à condamner The Loves of the Triangles dans cette même biographie, puisque ce pamphlet est utilisé par Wilberforce comme une arme de distraction massive afin de tourner les rieurs de son côté en ridiculisant les véritables arguments scientifiques des deux Darwin. Cette biographie que Charles Darwin écrit de son grand-père est donc une tentative de séparation, survival of the smartest, pour mieux établir sa propre théorie et, comme Anna Seward, pour réclamer son droit à la postérité en ayant raison des accusations de plagiat de Wilberforce.

Conclusion

Si Harold Bloom avait défini sept catégories dans The Anxiety of Influence, il semble néanmoins que la complexité des relations intellectuelles entre Seward et les deux Darwin nous empêche de leur attribuer une étiquette quelconque. Il semble également réducteur de considérer ces œuvres dans une perspective strictement freudienne et de faire de ces biographies ce qu’on pourrait s’amuser à nommer des « thanatographies » paradoxales dont le but est de tuer le père (ou le grand-père, ou le voisin). Il serait sans doute plus juste de considérer ces biographies comme des autobiographies intellectuelles déguisées et la recherche de la construction d’une identité littéraire et scientifique. On pourrait également voir dans ces œuvres le reflet de la théorie darwinienne de la lutte pour la vie, appliquée à la postérité : une lutte pour survivre dans les mémoires et, comme si les mots étaient autant de combinaisons formant un ADN littéraire, transmettre ses caractères aux générations futures.

Notes

1 Anna Seward, Letters, Edimbourg et Londres, John Murray, 1811, vol. 6, « Letters written between the Years 1784 and 1807 », p. 53, lettre à Dewhurst Bilsbury, datée du 9 octobre 1802. Retour au texte

2 Anna Seward, Memoirs of the Life of Dr Darwin, Chiefly during his Residence at Lichfield, with Anecdotes of his Friends, and Criticism of his Writings, London, Johnson, 1804. Retour au texte

3 Charles Darwin, The Life of Erasmus Darwin, édité par Desmond King-Hele, Cambridge University Press, 2002 [1879]. Retour au texte

4 Outre les biographies d’Anna Seward et de Charles Darwin, citons celle de Desmond King-Hele, Erasmus Darwin : A Life of Unequalled Achievement, Londres, De la Mare, 2007 [1999], la plus complète et la plus récente à ce jour. Retour au texte

5 Pour plus de détails à ce sujet, on peut se référer à l’ouvrage de Desmond King-Hele, Erasmus Darwin and the Romantic Poets, Londres, Macmillan, 1986. Retour au texte

6 Samuel Butler, Evolution, Old and New : or, The Theories of Buffon, Dr. Erasmus Darwin, and Lamarck, as Compared with that of Mr. Charles Darwin, Londres, Hardwicke and Bogue, 1879, p. 195. Retour au texte

7 La première édition universitaire du Botanic Garden fut publiée par Adam Komisaruk et Allison Dushane (Londres, Routledge, 2017). Au Royaume-Uni, les études de Desmond King-Hele ont largement contribué à la reconnaissance d’Erasmus Darwin ; son dernier ouvrage à ce sujet est Erasmus Darwin and Evolution (Sheffield, Stuart Harris, 2014). En France, citons les travaux de Sophie Musitelli, en particulier sur le rapport d’Erasmus Darwin aux romantiques (Shelley et Blake), mais aussi sur les relations entre poésie, histoire des sciences et philosophie (« Poetry, Fossils, and the Flesh of Time in Erasmus Darwin’s The Temple of Nature », Études Anglaises, Klincksieck, 2019). Retour au texte

8 Anna Seward, Letters, op. cit., p. 125, lettre datée du 15 décembre 1803, adressée à M. Todd. Retour au texte

9 Seward reprend dans sa préface des extraits de sa propre correspondance, dont la sélection et le développement témoignent du procédé de façonnage et de recréation de la mémoire à l’œuvre dans sa biographie de Darwin. Retour au texte

10 Seward, Memoirs of the Life of Dr Darwin, op. cit., p. 1. Retour au texte

11 Ibid., p. 7. Retour au texte

12 Ibid., p. 379. Retour au texte

13 Anna Seward, Letters, op. cit., p. 125, p. 55, lettre à Dewhurst Bilsbury, datée du 9 octobre 1802. Retour au texte

14 William Hayley désirait être le biographe des grands hommes. Il est ainsi l’auteur d’une biographie de Milton (The Life of John Milton, Basil, James Decker, 1799) et de Cowper (The Life and Letters of William Cowper, Londres, Joseph Johnson, 1803). Retour au texte

15 Anonyme, « [Review of] Memoirs of the Life of Dr Darwin, chiefly during his residence at Lichfield, with Anecdotes of his Friends, and Criticisms of his Writings. By Anna Seward, London, 1804. 8vo. p. 430 », The Edinburgh Review, vol. IV (avril à juillet 1804), Edimbourg et Londres, Archibald Constable, 1808, p. 237. Retour au texte

16 Ibid., p. 234. Retour au texte

17 Loc. cit. Retour au texte

18 Seward, Memoirs of the Life of Dr Darwin, op. cit., p. 171. Retour au texte

19 Ibid., p. 177. Retour au texte

20 Ibid., p. 207. Retour au texte

21 Ibid., p. 76. Retour au texte

22 « Varieties, Literary and Philosophical », Monthly Magazine, vol. XVII (1804), p. 378. Le numéro dans lequel est inséré le démenti d’Anna Seward date plus précisément de mai 1804. Retour au texte

23 Pour des détails sur la correspondance entre Charles Darwin et Ernest Krause, on peut se reporter à la préface de The Life of Erasmus Darwin, de Charles Darwin, op. cit. Retour au texte

24 Ibid., p. 92. Retour au texte

25 Ibid., p. 53. Retour au texte

26 Il s’agit d’un extrait d’une courte notice biographique sur Erasmus Darwin, publiée peu après sa mort par le Monthly Magazine (anonyme, « Biographical Memoirs of the Late Dr Darwin », Monthly Magazine, vol. XIII [janvier à juin 1802], Londres, Richard Phillips, p. 457-463). Charles Darwin omet volontairement de citer la source, car il est en désaccord avec d’autres points de cet article, notamment sur les circonstances de la mort d’Erasmus Darwin, et tient ici à préserver son argument d’autorité. Retour au texte

27 Darwin, The Life of Erasmus Darwin, op. cit., p. 56. Charles Darwin cite ici George Byron, English Bards and Scottish Reviewers : A Satire, Londres, Cawthorn, 1809. La citation complète est : « Let these, or such as these, with just applause, / Restore the Muse’s violated laws ; / But not in flimsy Darwin’s pompous chime, / That mighty master of unmeaning rhyme » (p. 48). Retour au texte

28 Darwin, The Life of Erasmus Darwin, op. cit., p. 34. Retour au texte

29 Ibid., p. 58. Retour au texte

30 Ibid., p. 66, 88 et 93-97. Retour au texte

31 Seward, Memoirs of the Life of Dr Darwin, op. cit., p. 12. Retour au texte

32 Darwin, The Life of Erasmus Darwin, op. cit., p. 48. Retour au texte

33 Ibid., p. 29. Retour au texte

34 Ibid., p. 16. Retour au texte

35 Seward, Memoirs of the Life of Dr Darwin, op. cit., p. 354. Retour au texte

36 Ibid., p. 354-355. Retour au texte

37 Anna Seward, Letters, op. cit., p. 127. La lettre de Seward se poursuit sur des comparaisons extrêmement flatteuses pour elle-même et pour Darwin : « it is well known how large were Milton’s debts to Homer, Virgil, and particularly to Dante ; yet the discovery of all these sources our glorious epic poet left to time, and to the researches of his readers » (loc. cit.). Retour au texte

38 Darwin, The Life of Erasmus Darwin, op. cit., p. 65. Retour au texte

39 Desmond King-Hele, Erasmus Darwin : A Life of Unequalled Achievement, op. cit., p. 166. Retour au texte

40 Melissa Bailes, « The Evolution of the Plagiarist : Natural History in Anna Seward’s Order of Poetics », Questioning Nature : British Women’s Scientific Writing and Literary Originality, 1750-1830, Charlottesville, University of Virginia Press, 2018, p. 73-93. Ce chapitre se concentre sur les accusations de plagiat qu’Anna Seward porte contre les sonnets de Charlotte Smith, mais en dit relativement peu sur l’élégie de Cook. Retour au texte

41 Teresa Barnard, Anna Seward : A Constructed Life. A Critical Biography, Aldershot, Ashgate, 2009. Barnard souligne qu’Edgeworth ne représente pas une source fiable. Retour au texte

42 Ralph Colp, « The Relation of Charles Darwin to the Ideas of his Grandfather, Dr. Erasmus Darwin », Biography, vol. 9, n°1 (hiver 1986), p. 1-24. Retour au texte

43 Joanny Moulin, Darwin : une scandaleuse vérité, Paris, Autrement, 2009, p. 51. Retour au texte

44 Darwin, The Life of Erasmus Darwin, p. 41. Retour au texte

45 Charles Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, Londres, John Murray, 1900 (6ème édition), préface, p. XX (note). Retour au texte

46 Pour une comparaison plus détaillée entre transformisme et évolutionnisme, on peut notamment se référer à l’ouvrage de Desmond King-Hele, Erasmus Darwin and Evolution, Londres, Stuart Harris, 2014, et à l’article de Sophie Musitelli, « Erasmus Darwin : de la métamorphose au transformisme », in Darwin dans le combat des idées, dir. Michel Prum, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 33-45. Retour au texte

47 [Samuel Wilberforce], [Review of] « On the Origin of Species », Quarterly Review, vol. 108 (1860), p. 225-264, ici p. 254. Retour au texte

48 Wilberforce définit par « éternité » une série d’âges infinie. Il faut toutefois entendre le terme « infini » dans un sens relatif comme « non-fini », « non-défini », impossible à appréhender par le calcul et l’imagination, et non dans un sens absolu, sans limite de temps. Quant à « the struggle of life », Wilberforce l’identifie à une simple loi du plus fort, sans considérer qu’il s’agit en fait d’une loi du mieux adapté. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Caroline Dauphin, « Anna Seward et Charles Darwin : L’écriture biographique conçue comme « struggle for life » », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/84

Auteur

Caroline Dauphin

Université de la Sorbonne-Nouvelle
EA 4398 PRISMES

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