Le rayonnement de l’œuvre de Lord Byron s’est exercé partout en Europe et jusqu’en Orient, en Arménie sous domination ottomane. Dans les années 1880, on l’enseigne dans les écoles et on en parle dans les cercles littéraires, non seulement dans les grands centres comme Constantinople et Smyrne, mais dans les agglomérations importantes de la province, comme Malatya, qui gardait de l’époque antique où elle était capitale d’Arménie sa culture florissante, ce qui favorisa le renouveau de la nation (Zartonq’ en arménien) dans une région en proie aux persécutions de la part des autorités turques et des tribus kurdes. La ville de Kharpert, tout près de Malatya, avait son très réputé Yeprad College, institution américaine qui dispensait un savoir très large et faisait bonne part aux littératures étrangères. C’est là que le poète Roupen Vorpérian (né à Malatya en 1875) a fait ses études, avant de s’exiler à Constantinople, à Smyrne, à Djibouti puis en Abyssinie et enfin à Neuilly-sur-Seine où il termina ses jours. De 1906 à 1910, il écrit et publie Dzpanq’ner, que l’on pourrait traduire par Flots, en référence aux vagues de l’océan qu’il avait pu contempler, mais aussi à l’océan métaphorique de la vie avec ses tempêtes, ses naufrages et son appel à la contemplation de l’immensité. Traversée spirituelle en quatre chants, comme le Pèlerinage de Childe Harold dont elle s’inspire, ce récit poétique composé en arménien, exclusivement en huitains de vers de quatorze syllabes, et qui dénote une connaissance profonde du chef-d’œuvre anglais, a été repris dans Ovassis (Oasis, en arménien)1, recueil de nombreuses œuvres de l’auteur réalisé par ses soins et publié à Paris en 1920 lors du dernier exil du poète. De la somme imposante que devait constituer Flots, on ne connaît à ce jour que les extraits des quatre chants précédés d’un prélude dédicatoire à Lord Byron. L’auteur s’est expliqué sur ce choix de ne laisser à la postérité que ce qui ne pouvait pas inciter la jeunesse au désespoir, et de ne publier le reste qu’à titre posthume, lorsque l’appréciation esthétique de l’œuvre prendrait le dessus sur un contenu jugé trop en prise avec la réalité désespérante de l’exil après le génocide des Arméniens par le gouvernement turc ottoman.
L’intérêt d’une telle œuvre n’est pas uniquement de se pencher sur la réécriture d’un chef-d’œuvre dans une aire géographique moins exploitée par la critique. Il s’agit aussi d’examiner la réalisation d’un transfert culturel sur une œuvre qui est elle-même l’objet d’un transfert (auto)biographique. Byron écrit la vie de Harold à la fois comme celle d’un double littéraire et d’un étranger, pour dire son sentiment d’étrangeté au monde. Vorpérian, tout en atténuant la présence de Harold, procède de même, en prenant quelque distance vis-à-vis de son modèle, mais cette distance est elle-même très byronienne. Le poète arménien transpose l’expérience haroldienne dans le contexte arménien sous domination ottomane tout en développant longuement le pèlerinage biblique, de l’histoire des premiers patriarches à la passion du Christ. Dans le poème de Vorpérian, Harold ne constitue pas tant une figure narrative qu’une représentation symbolique et mythique. Cette présence évanescente va de pair avec celle d’un « je » énigmatique, à la fois poète et personnage. Le Childe Harold arménien est aussi une transposition dans le contexte d’éveil de la nationalité arménienne et de l’exil du poète à Djibouti. Par une étude du parcours du poète arménien, il est possible de remonter à la source du Harold imaginaire afin de retrouver, par un curieux renversement, l’origine énigmatique du créateur romantique, ou plutôt le point de jonction entre le créateur et celui dont il fait le récit de vie, entre biographie, autobiographie éclatée et autofiction, sans jamais se fixer sur l’un ou l’autre genre. Byron lui-même donne « Roman » comme sous-titre au Pèlerinage : « A Romaunt », synonyme de romance ou roman en vers du Moyen Âge. Le déplacement inattendu des genres, c’est bien connu, interroge l’énonciation, l’identité narrative et la perception du lecteur. Ainsi, dans ce parcours d’une vie au travers de voix multiples et de formes intégrant la tradition de façon originale, le lecteur est placé au seuil d’un nouveau mythe.
De Malatya en Arménie à l’océan haroldien de Djibouti
Flots est donc l’œuvre d’un exilé. Byron pourra retourner dans son pays, malgré toute l’aversion qu’il peut éprouver pour le monde qui exerce à son encontre un jugement moral le mettant au ban de la société ; alors que Vorpérian sait très bien en 1906 que ce ne sera pas possible, même s’il reste en attente d’une indépendance nationale de l’Arménie. L’exil sans retour possible donne une coloration particulière à son Harold. Il est davantage teinté de désespoir, et ne peut se contenter de céder aux charmes de l’exotisme ou de la mélancolie passagère de celui qui est volontairement devenu errant. Aussi certaines phrases du texte de Byron avaient-elles pu trouver une résonance particulière chez Vorpérian, et même prendre toute leur dimension dans le cadre de l’exil arménien :
Le voyage de la vie n’est plus qu’une fuite sans espoir pour ceux qui marchent dans les ténèbres. Sur la mer, le navigateur le plus hardi vogue toujours vers un port connu ; mais sur l’océan de l’éternité, il est des pilotes égarés dont la barque erre au hasard, et qui ne seront jamais à l’ancre.2
L’exil terrestre devient l’image d’un exil métaphysique et élargit donc de façon tragique la figure de l’« exilé volontaire, qui fuyait son propre cœur »3.
De plus, Vorpérian fut pendant un temps activement recherché par la police turque ottomane, intolérante envers toute personne proche de cercles patriotiques prônant le renouveau d’une nation dominée par l’Empire. Il nous faut donc revenir aux années de jeunesse pendant lesquelles s’écrit le roman de sa vie, avant la métamorphose du poète en Harold arménien.
Né à Malatya en 1875, Roupen Vorpérian a eu une enfance mélancolique et rêveuse peut-être due en partie à la perte prématurée de son père à deux ans, puis de sa mère à douze ans. Il a dû devenir très tôt autonome, et il raconte lui-même qu’il devait longuement balayer la cour de l’école entre les cours, ou encore dégager un chemin dans la neige deux heures avant l’aube en hiver, afin de subvenir à ses besoins4. Parti à seize ans à Kharpert afin d’étudier au renommé Yeprad College (Collège de l’Euphrate, fondé par les missionnaires protestants américains), il fréquente activement les cercles de littérature dite « provinciale », prônant une culture des traditions et de leur expression littéraire, puis « nationale », mettant en avant la fibre patriotique et l’exigence d’un renouveau de la nation. On ne sait pratiquement rien de son départ de Malatya. Son nom aurait été Alikian, et il aurait pris à une date indéterminée le nom de plume Vorpérian5, peut-être en référence à son précoce statut d’orphelin (vorp en arménien signifie « orphelin »). Les textes autobiographiques qu’il a laissés dans Oasis relatent la perte d’une sœur peu avant son départ précipité de Malatya. Il quitte sa région natale à dix-huit ans et parcourt l’Anatolie et l’Asie Mineure avant d’arriver à Constantinople. Il relate son errance nocturne dans les villages, errance qui semble celle d’un fugitif. La légende familiale permet de croire qu’il était déjà recherché par la police ottomane à cette époque à cause de ses activités littéraires patriotiques, voire en raison d’un éventuel activisme indépendantiste. Il se retrouve à Constantinople où il rejoint les cercles littéraires arméniens du renouveau national (le Zartonq’) et publie son premier recueil poétique en 1893, Fleurs des souvenirs (Hishadagats dzaghigner). Il est contraint de quitter à nouveau son lieu de résidence et part à Smyrne, grand centre culturel cosmopolite en Asie mineure, peuplé notamment d’une importante communauté arménienne. Il y reste quelques années durant lesquelles il exerce le métier de professeur de français au lycée arménien et épouse une jeune femme arménienne prénommée Marie qui sera sa compagne de vie jusqu’à la fin de ses jours. Il prend une part active aux journaux littéraires comme Arevelq’ (L’Orient), publiant poèmes et articles portés par un puissant lyrisme patriotique. La police ottomane poursuit ses recherches et il est forcé de s’exiler de Smyrne (où Byron avait terminé le Chant deuxième de son Childe Harold en 1810). Il prend alors la route de Djibouti où habite son beau-frère Markar Mirza qui a un négoce et avec lequel il s’associera, avant de se voir confier la gouvernance du port de Djibouti par les autorités françaises. La douleur de l’exil restera toujours vive, et sera redoublée au moment de quitter Djibouti pour aller en France en 1920, où il vivra jusqu’à sa mort en 1931. Vorpérian n’a jamais revu son pays natal. Il a eu trois enfants : Haroutyoun né en 1902, Aroussiag née en 1910 et Marianne née en 1914.
Ce qui frappe au premier abord, c’est une grande disparité entre la vie de Byron et celle de Vorpérian. Aucune similitude du cadre national qui aurait pu donner lieu à un exil semblable ; différence fondamentale de mœurs aussi : aucun libertinage chez Vorpérian, homme marié pour qui les valeurs chrétiennes comme la fidélité et la constance ne sont pas vains principes. L’exil n’est pas recherché en soi, mais contraint, l’écrivain arménien n’ayant pas le choix et, au travers de l’errance d’un pays à l’autre, il recherchera toujours une forme de stabilité. La famille est la seule structure intangible dans une vie mouvementée et sans repos. Aucun goût pour le scandale non plus. S’il propose une vision par endroits peu orthodoxe de la foi chrétienne dans quelques-uns de ses poèmes, c’est pour traduire une douleur devant l’injustice du monde, sans aucune recherche de provocation, masque ou volonté de jouer (notamment dans La Malédiction d’Adam6, et au début de Flots).
Dès lors, qu’est-ce qui a pu valoir au Lord anglais l’admiration de l’écrivain arménien ? L’auteur s’en explique dans le prélude dédicatoire « À Lord Byron ». Il admire le grand poète romantique qui a erré en Europe en portant toute son attention et son empathie à la cause des peuples opprimés par les Turcs. Il exprime un profond respect à celui dont la stature est équivalente au contemporain exilé à Sainte-Hélène, Napoléon. Il évoque à son égard la figure de Prométhée et le trouve « triste comme l’Euphrate »7. Il rappelle le séjour linguistique de Byron pour apprendre l’arménien ancien au couvent des frères Mekhitaristes, congrégation arménienne catholique établie sur l’île Saint-Lazare à Venise depuis le XVIIIe siècle8. Du combat de Byron pour l’indépendance de la Grèce, Vorpérian glisse vers celle que le peuple arménien espère pour son propre pays, regrettant que le regard du poète anglais ne se soit pas porté plus loin, vers le pays de l’Ararat auquel il aurait pu insuffler une espérance dont avait pu bénéficier le peuple grec9. Il termine le prélude par ces mots : « Peut-être redescendras-tu un jour pour émouvoir par les accents de ta lyre l’Europe prostituée, et, du sommet du terrible mont Massis, pour crier le chant oublié de la liberté de l’Arménie… »10 Donc, on le voit bien, c’est le romantique errant, passionné, révolutionnaire, porteur d’un idéal partagé avec d’autres peuples, qui a suscité l’admiration de Vorpérian. C’est l’influence qu’il a eue également sur bien des auteurs romantiques européens, jusqu’au second romantisme de la fin du XIXe siècle. On sait que les œuvres de Byron ont eu une influence générale sur les auteurs arméniens, mais l’originalité de Vorpérian au sein de la littérature arménienne est d’avoir investi la figure de Harold d’une spécificité nationale et d’une voix très originale, mêlant les registres et les modalités énonciatives.
Vorpérian a pu connaître l’œuvre de Byron de multiples manières. Le Collège de l’Euphrate était sous gouvernance américaine, et les élèves devaient apprendre la langue et la littérature anglaises. Le poète arménien a dû dès cette époque se familiariser avec ses œuvres, d’autant que Byron devait figurer en bonne place parmi les chantres des nationalismes européens et parmi les figures exemplaires mises en avant dans les cercles littéraires de Kharpert. Les œuvres de Byron, nous l’avons dit, avaient vraisemblablement leur place dans la bibliothèque de Roupen Vorpérian. Il est difficile de savoir quelle a été la source première ou principale. Nous nous contenterons d’avancer que de multiples apports ont dû exercer leur influence. On peut ajouter prudemment que le discret gommage de l’ironie par Pichot, et l’accent mis sur l’envolée lyrique correspondent aussi à l’écriture de Vorpérian, qui ne pratique aucune mise à distance avec son héros. Cette distance ironique byronienne sera davantage celle d’un Don Juan, mais elle est déjà perceptible en filigrane dans certains passages de Childe Harold ; or, la traduction de Pichot élude quelque peu ce recul au profit du lyrisme romantique. Toutefois, nous l’avons dit, l’étude directe du texte anglais par Vorpérian est probable ; il faut cependant noter qu’il transpose les neuvains spensériens en huitains de vers de quatorze syllabes11. Mais si les deux auteurs ont choisi une forme fixe et expriment des thèmes similaires avec une proximité de style et de registre, Vorpérian se dégage du texte anglais par le fond, comme nous le verrons. Tout se passe comme si une certaine similarité des formes et du langage offrait un cadre solide qui servait de tremplin à une différenciation du point de vue du contenu.
Childe Harold protéiforme, de l’anglais à l’arménien
Le Childe Harold de Roupen Vorpérian est un errant solitaire, exilé de sa patrie martyrisée et vivant toujours dans l’espoir d’y revenir fonder un foyer national – différence nette avec celui de Byron, exilé volontaire et sensible à la servitude des peuples sans en faire partie, aussi forte soit son empathie. Mais Harold incarne un double littéraire aussi bien pour l’un que pour l’autre. Si le libertinage, moteur de la fuite initiale, est absent du Harold arménien, le même élan mélancolique, le même idéal d’absolu et le sentiment d’exil qui en découle devant le décalage avec la réalité indigente se lisent tout au long de l’œuvre. Le Harold de Byron est un errant à la rencontre des peuples ; celui de Vorpérian obéit à un mouvement inverse : exilé au retour improbable, il part à la rencontre de son héritage national paradoxalement à préserver et à venir, en se frayant un chemin dans le désert de la nature et des hommes. Vorpérian a pu faire sienne cette phrase du Harold anglais, en approfondissant sa dimension métaphysique : « Je regarde le désert populeux du monde comme un lieu d’épreuves et de douleurs, où je fus sans doute exilé pour expier quelques crimes »12. Chez Vorpérian, la faute initiale n’est donc pas la vie de débauche ; elle remonte à un drame originel qui fait écho au premier péché et au premier meurtre (d’Abel par Caïn), dont le poète arménien réalisera une réécriture par amplification dans « La Malédiction d’Adam ». Du reste, Byron lui-même écrivait à Francis Hodgson avant de s’exiler d’Angleterre : « Je ressemble à Adam, le premier condamné à la déportation »13. Et Ralph Milbanke, petit-fils de Byron, témoigne : « il assumait le rôle d’un être déchu et exilé, chassé du ciel ou condamné à un nouvel avatar sur cette terre en raison de quelque crime »14. D’où la tentation de retrouver l’unité perdue suite à la déchirure ontologique15, que ce soit avec ses semblables (par la cause politique) ou avec la nature (en un élan panthéiste) : « Je ne vis plus par moi-même, mais je deviens une partie de ce qui m’entoure »16.
Rien de tel chez un Vorpérian qui, s’il garde quelque nostalgie d’une unité perdue avec l’océan du moins, n’en nourrit pas moins une désillusion très forte du côté des humains ! Le poète romantique se marginalise encore davantage de ses semblables, et ne les retrouvera plus tard que par la prière chrétienne, la solidarité militante pour la cause arménienne et l’exigence de justice et de reconnaissance (notamment dans les textes de 1918-1920 dans Oasis). L’éclatement qui précède cette conciliation des voix intérieures se traduit par une forme discrète de polyphonie. Discrète, puisque Vorpérian fait partie de la seconde génération des romantiques arméniens (à la fin du XIXe siècle), et il faudra attendre deux décennies environ avant de voir apparaître dans la littérature arménienne une modernité affirmée qui se caractérise dans certains cas par la déconstruction des formes traditionnelles.
Pour rendre compte de la multiplicité des points de vue, Vorpérian met en place une énonciation protéiforme qui crée un flottement dans l’identification du locuteur. Le poète évoque Harold, s’adresse à lui, laisse place à ses états d’âme par une narration hétérodiégétique, s’adresse ensuite à la patrie martyrisée ; enfin, le il de Harold rejoint un nous qui représente le peuple arménien. L’apparent carcan formel du huitain à vers réguliers laisse ainsi percevoir une diversité des voix qui traduit l’éclatement du sujet lyrique devant la dispersion de la nation et l’errance identitaire de l’exilé. Cette multiplicité permet aussi l’association symbolique des instances afin de recomposer le sujet nostalgique de l’unité originelle perdue. Recomposition illusoire, certes : le monde obéit à la dure loi de la transformation. Mais de même que le héros se métamorphose sous la plume de l’auteur arménien, le sujet lyrique éclaté se recompose par ce brouillage qui se lit en filigrane, laissant ainsi affleurer un genre nouveau, entre autobiographie, biographie imaginaire et autofiction. Le Harold de Vorpérian, au premier abord autobiographie déguisée, est aussi la biographie imaginaire d’un Harold toujours en construction. Cette biographie progressive, non seulement au sein de l’œuvre, mais d’un auteur à l’autre, donne l’impression d’une matière qui se construit indépendamment de leurs auteurs et au travers des siècles.
Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver la même construction paradoxale chez Byron, dont les affirmations concernant son héros semblent pour le moins contradictoires : « J’ai introduit dans le poëme un personnage imaginaire pour en lier toutes les parties entre elles […]. Harold est l’enfant de mon imagination »17. Puis, quelques années plus tard :
[...] le Pèlerin paraîtra encore moins souvent sur la scène que dans les chants précédents, et il sera presque confondu avec l’auteur parlant en son propre nom. Le fait est que je me lassais de tirer, entre Harold et moi, une ligne de différence que chacun semblait décidé à ne pas apercevoir. […] vainement je prétendais et m’imaginais avoir établi une distinction entre le poëte et le pèlerin.18
Or, Byron savait très bien qu’il donnait au public une espèce de double littéraire. Mais le caractère (dé)constructif fait partie intégrante du héros exilé : tous les cadres narratifs, énonciatifs et linguistiques éclatent pour laisser place à l’émergence d’un mythe.
Le personnage de Childe Harold représente ainsi le mythe de l’errant en quête d’indépendance personnelle et nationale. Mais l’œuvre devient aussi la chronique libre d’un peuple en exode. Le premier chant de Flots est une réécriture de l’Exode biblique. L’exil du peuple d’Israël est examiné au regard de caractéristiques qui participent également de la définition de l’exil du peuple arménien. Autrement dit, l’auteur s’appuie sur l’exemple de l’exode ancien pour faire ressortir celui du peuple arménien au moment des persécutions de la fin du XIXe siècle, qui font écho à celles de l’Antiquité, notamment dans le poème « Notre race »19, extrait du deuxième chant (voir la traduction par Vorpérian en annexe).
Mythobiographie d’une exception transnationale
Personnage d’exception, Harold représente ainsi une collectivité d’exception parmi les peuples, tant par ses souffrances (qui sont qualifiées par Vorpérian de véritable chemin de croix) que par ses multiples renaissances. Crucifixion et résurrection sont des motifs récurrents ; dès le premier chant, ils font de Harold une figure christique qui intègre et dépasse l’Ancien Testament et incarne le mythe du renouveau national et de la fondation de l’État nation après d’innombrables tribulations. Le poète arménien fond ainsi les expériences singulière et collective dans une tradition de pensée antérieure à l’individualisme contemporain, rappelant le temps patriarcal.
Si Vorpérian part de l’exception israélienne pour guider le lecteur vers l’exception arménienne, il fait entendre dans cette dernière l’écho de l’exception byronienne, de sa marginalisation, pas tant de son statut paradoxal d’auteur à succès honni par la société qui l’adula un temps, mais de l’exilé épris d’idéal. Tout se passe comme si la figure du libertin aux mœurs scandaleuses n’intéressait pas Vorpérian et qu’il ne gardait de lui que ce qu’il pouvait identifier à la fois à Harold (anglais ou arménien) et à son propre parcours d’exilé des terres arméniennes, occupées par le pouvoir turc ottoman. L’exclusion et l’errance romantiques se lisent ici au regard de la servitude forcée du peuple arménien, comme si Vorpérian faisait entendre dès le prélude le Harold que Byron ne fit jamais entendre : celui qui exprime son empathie pour le peuple arménien et l’invite à secouer ses chaînes.
La dépersonnalisation du Childe Harold arménien s’explique de plusieurs manières. Le héros n’a plus d’identité définie. Proche du mythe, il est l’exilé, errant de terre en terre en espérant un jour accéder à l’indépendance et retrouver une terre promise correspondant à un âge d’or. Sous la plume du poète, le personnage s’extrait de toute obligation d’une narration continue (chez Vorpérian davantage que chez Byron, déjà prolixe en digressions philosophiques) et devient l’incarnation d’un état d’esprit. Son visage n’a pas de traits clairement définis, car l’exilé est en attente de définition, il est dans le domaine de l’entre-deux, dans l’impossibilité de se fixer quelque part (errance géographique), renvoyé à une fêlure ontologique et à une altérité fondamentale et radicale (errance métaphysique).
De plus, Harold n’a pas d’identité prédéfinie ou consacrée par une longue tradition littéraire, même si l’on peut percevoir des sources ou un agrégat de personnages types. Vorpérian l’adapte très librement, et le lecteur peut très bien se passer de la connaissance du texte source. Ainsi, Byron et Vorpérian créent le personnage et inventent un mythe. Or, comme les deux auteurs puisent dans leur être réel pour construire le personnage, sans pour autant définir clairement la frontière entre les deux instances, il est difficile de faire la part d’invention, de réalité et de sublimation dans l’identité mouvante générée par l’écriture. On peut donc dire qu’il s’agit davantage d’une biographie imaginaire que d’une autobiographie déguisée. En effet, le je réel est trop diffus, même s’il est possible pour Byron comme pour Vorpérian de parler d’un double littéraire. Mais l’éventuelle biographie imaginaire manque de précision, du fait de la désincarnation mythique opérée sur le personnage. Il faudrait plutôt parler d’une autofiction dépersonnalisée.
Paradoxalement, par cette démarche de dépersonnalisation, l’auteur enlève le masque et révèle un curieux vertige identitaire, celui du vide, notamment devant l’océan, bien présent chez les deux auteurs20. Harold se campe au seuil de l’empirisme. Attirance doublée d’une répulsion simultanée pour la foi et pour le plaisir des sens chez Byron, l’empirisme latent chez Vorpérian provient plutôt d’une souffrance vive et de la révolte qui en découle.
Or, l’exception se construit sur l’identité protéiforme, toujours en mouvement et imprévisible. C’est le paradoxe de l’exilé et de l’identité en exil, constamment mouvante, mais comportant un élément fondamental intangible qui justifie la nostalgie, la souffrance et le déchirement de la séparation. La fêlure existentielle que traduit le rapport lyrique au monde est manifeste. Il s’agit, pour Harold, d’exister comme être unique pour accepter enfin de se dépersonnaliser et de rejoindre la collectivité : tension paradoxale permanente et insoluble entre l’ipséité et l’altérité21. Ce qui n’est pas sans rejoindre l’exigence byronienne très paradoxale d’arracher son moi à lui-même.
À la fin du premier chant, le poète exhorte Harold à le suivre dans l’abîme :
Allons à l’abîme, Harold, le monde est triste et étroit…
Prenons notre envol vers ce Vide désert connu de toi, […]
Vers l’abîme, et que nous ne nous retournions plus jamais,
[…] Allons vers ma Patrie au cœur brisé,
Que tu as suppliée pendant des siècles, et pour laquelle tu pleures encore…22
Le début de la strophe, aux accents baudelairiens23, laisse surtout apparaître une réécriture des strophes lyriques du Pèlerinage de Childe Harold. L’invitation à « contempler les profondeurs de l’abîme pour y chercher ce que nous deviendrons un jour, lorsque nous serons abaissés bien au-dessous de notre malheureuse existence »24, se double ici de l’élan patriotique, dernier vestige de sens.
Il s’agit donc chez Vorpérian d’un pèlerinage vers une patrie martyre, toujours détruite et toujours à venir. Les pages qui suivent, extraites du deuxième chant, développent ce thème. Elles ont été écrites trois ans plus tard, soit en 1909, à Djibouti (alors que la première partie avait été rédigée à Dire-Dawa). Trois ans qui creusent encore le fossé : le parti jeune-turc est arrivé au pouvoir et de nombreux massacres ont été perpétrés à Adana et dans toute la Cilicie, présageant des événements plus atroces encore qui auront lieu en 1915. Les massacres, déjà perçus comme les signes avant-coureurs de ce qui allait être un génocide, et la menace d’extermination d’un peuple entier se laissent entendre dans la littérature arménienne de l’époque. Mais l’espérance aussi se lit en filigrane, comme dans « Notre race », extrait du deuxième chant de Flots. Si le poète n’y fait aucune allusion explicite au personnage de Harold, l’influence byronienne est perceptible dans l’appel lyrique à la patrie et le thème du sacrifice25.
Derrière les motifs chrétiens et patriotiques se lisent aussi des motifs qui rappellent l’œuvre de Byron, comme l’ange révolté tombé des cieux, l’errance d’Israël et les grands monuments des civilisations disparues. Mais le Harold de Vorpérian est aussi un « nouvel enfant prodigue de la Création » et constitue une patrie personnifiée qui serait à la fois « martyre » et « héroïne » et s’élancerait vers l’immensité naturelle. L’exilé porte en lui la patrie d’autrefois et la patrie souffrante d’aujourd’hui, et finit par faire corps avec elle, jusqu’au jour où il pourra s’élancer vers la patrie réelle qui renaîtra alors de ses cendres, dispensant l’exilé de la porter incessamment en soi pour qu’elle survive. Elle a subi la faute d’autrui, plus qu’elle n’est fautive ; aussi garde-t-elle sa fierté et court-elle toujours « Vers la justice et l’avenir plein d’espoir »26. Les motifs révolutionnaires sont aussi présents dans le texte. Roupen Vorpérian a également traduit la Marseillaise en arménien, et le modèle révolutionnaire français est très prégnant en Arménie à l’époque de l’éveil des nationalités. Ainsi assiste-t-on à l’invention d’un Harold d’une ligne à l’autre, et à la réinvention d’une patrie à mesure qu’elle renaît dans l’esprit du poète. Le personnage de Harold est donc à la croisée entre la vie du poète, la nation, la figure de l’exilé et le mythe naissant, créant ainsi une véritable (auto)mythobiographie. Les explications de Daniel Madelénat conviendraient tout à fait à ce cas :
Virulent, complexe, ambigu, l’antagonisme entre mythologie et biographie se joue à front sinueux et incertain : le biographe cherche à profiter de l’irradiation mythique en la contestant ; conscience malheureuse et déchirée, il lacère ce qu’il admire. Certaines formes biographiques postmodernes tentent de dépasser cette contradiction, et d’atteindre des synthèses – problématiques – entre les puissances du mythe et l’irréfutable présence du vécu biographique.27
C’est le dernier extrait du quatrième chant qui présente le rapport le plus explicite avec l’hypotexte byronien. Byron écrivait avec des accents semblables :
Déroule tes vagues d’azur, majestueux océan ! mille flottes parcourent tes routes immenses : l’homme qui couvre la terre de ruines voit son pouvoir s’arrêter sur tes bords. […] l’homme ; son ombre se dessine à peine sur ta surface, lorsqu’il s’enfonce comme une goutte d’eau dans tes profonds abîmes, privé de tombeau, de linceul, et ignoré.28
Et, plus loin : « Chaque région de la terre t’obéit, tu t’avances terrible, impénétrable et solitaire »29. Le topos de l’homme et de ses empires réduits à néant devant la puissance des éléments naturels est repris avec une consonance nettement plus patriotique chez Vorpérian, comme dans les derniers vers de la quatrième et dernière partie de Flots intitulée « À l’océan », et qui constitue un long monologue polyphonique devant l’immensité océanique que Vorpérian avait pu contempler à Djibouti où fut écrit le texte. Le texte de Vorpérian présente un autre élément original par rapport à l’hypotexte byronien : les derniers mots reviennent à Harold, là où le personnage byronien disparaissait progressivement derrière un narrateur diffus qui disait achever ses chants. L’océan de Djibouti détourne l’exilé de sa patrie et le fait avancer vers des cultures inconnues et lointaines. La mer Égée à Smyrne se situait déjà à une grande distance du Malatya natal, mais restait encore liée à l’Arménie et à l’Orient. L’océan africain se présente comme une étrangeté radicale et constitue le double inquiétant de l’abîme qui appelle Harold. L’extrait fait ensuite entendre la prosopopée de l’océan, puis un long discours de Harold lui-même ; enfin, les paroles du poète laissent place à un rappel en écho des lamentations de Harold sur les ruines de la Cilicie : « [...] laissez-moi m’élancer / Vers les vagues du passé et les ruines abandonnées de la Cilicie », afin de « retourner en ton sein, mon sombre et fier Océan... »30 Le chant fait ainsi naître ce double byronien qui aurait pu, selon les vœux du poète arménien, soutenir le peuple de l’Ararat par des chants révolutionnaires et patriotiques empreints d’un lyrisme inégalé.
S’il est possible de parler de l’orientalisme byronien, le Harold arménien, situé et écrit à l’endroit même où Byron dirigeait son regard, est-il pour autant occidentaliste ? En dépit de l’influence du texte source provenant d’Occident, peut-être faut-il plus prudemment se contenter de dire que l’anti-exotisme de Vorpérian est une manifestation redoublée de la désillusion déjà présente dans l’hypotexte. La relative indépendance du héros et de son auteur se double de celle entre le héros de l’hypertexte et celui de l’hypotexte. Le dernier chant culmine aussi en un discours lyrique face à l’océan, comme si l’essence même de l’identité de Harold était de se perdre dans l’absence de contours de la masse océanique. Le transfert culturel opère ici non comme une autobiographie déguisée, mais comme un processus de dépersonnalisation : Vorpérian et Byron créent la biographie de Childe Harold, être désincarné, identité flottante en attente d’un corps, identité protéiforme. La distinction même entre biographie et autobiographie perd de sa pertinence, du fait qu’ici comme ailleurs, plusieurs traits de l’une se retrouvent dans l’autre 31. La vie d’exception est en définitive celle du héros errant : c’est ce que la démarche poétique de Vorpérian révèle du modèle byronien. Sortir du lot, c’est paradoxalement être le modèle d’une rupture radicale des catégories et d’un franchissement des frontières intérieures, menant à un espace où les modèles ne peuvent plus exister. C’est dans ce lieu inconnu et cette expérience hors norme que se forme la langue de l’exil.
Homme de la communauté et du lien fraternel surmontant toutes les déroutes et les vicissitudes de l’existence, Roupen Vorpérian a pu faire sienne cette parole de Byron qui conciliait la fraternité humaine et l’appel de la nature, en un cadre qui rappelle le lieu d’origine et le lieu d’exil : « Au milieu des plus hautes montagnes il trouvait des amis, et sa demeure sur les flots de l’océan »32.
Or, quelle est cette amitié possible ? Le poème peut être conçu comme un lien de main à main, ou un échange de regards. On peine à définir le visage de l’exilé. Comme Harold, son visage n’est pas clairement défini. Il prend les traits du changement, du mouvement, de l’imprécision, à l’image du bouleversement des frontières, et par contrecoup, occasionne un renversement des modalités narratives, linguistiques, poétiques et esthétiques. Il se situe hors de la norme, et ne peut en constituer une que par sa situation d’exception. Serait-il constamment en attente d’une définition ? Si l’on ne peut définir clairement son visage, n’est-ce pas aussi parce que notre vision est brouillée par une autre forme d’exil, celui de la réalité ? Harold serait donc le personnage mythique de l’autonomisation progressive du langage par rapport au référent. Son visage disparaît peu à peu, car il est construit sur des contradictions qui permettent les réécritures à l’infini selon l’angle depuis lequel on le perçoit. Le gouffre qu’il contemple et sur lequel il attire le regard du lecteur est aussi l’abîme du langage, devant le risque d’un brouillage des frontières éthiques de la signification.
Un signe sommes-nous, de sens nul,
Sans douleur sommes-nous et nous avons presque
Perdu la langue à l’étranger.
écrivait Hölderlin33. Le « presque » n’indique-t-il pas le risque d’un néant dans la quête du sens, de l’identité et de l’altérité, dès lors qu’elle renonce à des limites transcendantes ? Caractère insaisissable que celui du nouveau mythe d’un Harold ne pouvant être entièrement appréhendé par les genres établis comme la biographie, l’autobiographie (aussi éclatée soit-elle) et l’autofiction : point noir énigmatique au seuil du gouffre, ou nouvel homme ?