De Quincey préfacé : trois biographies, une vie

DOI : 10.54563/gfhla.88

Plan

Texte

John Wilson fut le grand ami de De Quincey. Sa fille, Mary Gordon, vit fréquemment ce dernier dans la maison de son père et proposa après la mort du grand écrivain, en 1859, une définition personnelle de ce à quoi pourrait ressembler sa biographie, alors que nul ne s’y risqua jusqu’en… 1936 : « If this singular man’s life were written truthfully, no one would believe it, so strange the tale would seem », « Si la vie de cet homme singulier était écrite en toute vérité, personne ne le croirait tant ce conte paraîtrait étrange. »1 La problématique est posée : une biographie s’impose par le crédit, la crédibilité qu’elle propose, voire impose, à son lecteur. Ici, d’emblée, le crédit virtuel de la prose biographique est posé comme perdu ; l’entreprise sera toujours vouée à l’échec. La retranscription la plus réaliste envisagée ne conduira qu’à un renforcement du mystère. Dès lors, la prétention élémentaire et légitime du biographe est déjouée, celle qui consiste, par son travail d’enquête et sa recherche de la vérité, à procéder au dévoilement d’une vie par-delà les apparences qu’elle se donne, et par-delà les jeux fictionnels et les embardées rhétoriques qui la masquent, s’il s’agit d’un écrivain.

Nous chercherons donc à comprendre comment trois biographes importants de De Quincey, à l’intérieur de leurs préfaces, tentent de défendre et de justifier leurs partis pris de recherche, de restitution et de compréhension des faits d’une existence, celle de De Quincey. La Préface est en effet le lieu où vient s’exprimer, dès le vingtième siècle, l’impossibilité d’une complétude du sens qui cherche en permanence à se rejoindre sans y parvenir :

Si la préface paraît aujourd’hui inadmissible, c’est au contraire parce qu’aucun en-tête ne permet plus à l’anticipation et à la récapitulation de se rejoindre et de passer l’une dans l’autre. […] S’il est aujourd’hui dérisoire de tenter une préface qui en soit une, c’est parce que nous savons la saturation sémantique impossible, et que la précipitation signifiante introduit un débord (« partie de la doublure qui excède l’étoffe », Littré) immaîtrisable.2

Il nous semble que, conçues ainsi, les préfaces (notamment de biographie) deviennent des essais d’une nature « propédeutique » qui se manifeste particulièrement dans le cadre de la biographie.

Nous traiterons tout d’abord la biographie d’Edward Sackville-West, A Flame in Sunlight, Life and Work of Thomas de Quincey, qui parut en 1936. Dans la mesure où elle s’avère parfois plus « poétique » qu’en quête d’une vérité objective permanente, il nous semble intéressant de la mettre immédiatement après en contraste avec celle beaucoup plus récente de Robert Morrison, The English Opium-Eater, A Biography of Thomas de Quincey (2009), qui semble se nourrir d’un parti pris presque inverse, prenant de fortes distances avec son objet d’étude pour mettre en avant les nouvelles découvertes de la recherche. Enfin, celle de Grevel Lindop, The Opium-Eater, A Life of Thomas De Quincey, semble à mi-chemin chronologiquement, tout comme en termes d’approche épistémologique, et c’est l’apparent « équilibre » de cette approche que nous tenterons de qualifier.

L’obstacle du « strange tale »

Sackville-West ouvre ainsi sa Préface de 1936 : « It is a very singular thing that a writer of De Quincey’s importance should for so long have escaped the hyena-like activities of professional biographers », « Il est fort singulier qu’un écrivain de la trempe de De Quincey ait échappé si longtemps aux recherches des biographes professionnels, avides comme des hyènes. »3 Il y aurait une difficulté, pour le cas De Quincey, à atteindre – sur un plan biographique, en ce qui concerne le récit de l’histoire individuelle en question – une transparence à la Rousseau, une authenticité, considérée par la modernité, et a fortiori la postmodernité, comme la marque d’une certaine pureté : il semble décourager l’enquête biographique positive visant à établir les faits.4 Cela sera rendu d’autant plus ardu que De Quincey lui-même se dégage, dès l’incipit de ses Confessions of an English Opium-Eater (1821), de la posture d’une révélation sincère de soi, de toute espèce de transparence scripturaire où un moi transitif s’égalerait à lui-même, équivalence à soi d’un je sans jeu. Un tel projet lui fait une horreur toute britannique, une horreur – avant tout – de l’impudeur:

Nothing, indeed, is more revolting to English feelings, than the spectacle of a human being obtruding on our notice his moral ulcers or scars, and tearing away that « decent drapery », which time, or indulgence to human frailty, may have drawn over them.

Rien, en effet, ne répugne davantage aux sentiments anglais que le spectacle d’un être humain qui impose à notre attention ses cicatrices et ses ulcères moraux, et qui arrache cette « pudique draperie » dont le temps ou l’indulgence pour la fragilité humaine avait pu les revêtir.5

Le titre de l’ouvrage autobiographique majeur de De Quincey corrige d’ailleurs par deux fois, à l’intérieur de son génitif, sa première affirmation qui est Confessions : il le fait une première fois avec l’anglicité restrictive que nous venons d’évoquer, et une seconde fois avec l’aveu complet d’une identité et d’une pratique insondable, Opium-Eater. Toutes deux garantissent en effet, pour le moins, à tous les biographes de l’avenir, qui souhaiteraient corriger les imprécisions ou les « mensonges » de l’écrivain, qu’aucune certitude absolue ne sera acquise dans son cas.

Le caractère d’exception de cette vie rend la tâche du biographe improbable jusqu’à notre époque. Robert Morrison n’est certes pas sans affirmer :

In the past twenty-five years, valuable new information on his life has also come from a variety of other sources. Scholarly editions of writings by Charlotte Brontë, Elizabeth Barrett Browning, John Clare, James Hogg, Richard Woodhouse, and William and Dorothy Wordsworth have all brought fresh material to light. […] In March 2009, the British Library purchased 119 previously unknown letters written by De Quincey’s three daughters […]. The critical writings of a number of fine scholars, including John Barrell, Patrick Bridgwater, Grevel Lindop […] have exposed a host of new perspectives on De Quincey’s life and autobiographical writings.

Ces vingt-cinq dernières années, de nouveaux apports de grande valeur sur sa vie nous sont parvenus par d’autres sources variées. Des éditions érudites des écrits de Charlotte Brontë, d’Elizabeth Barrett Browning, John Clare, James Hogg, Richard Woodhouse, et William et Dorothy Wordsworth ont toutes révélé de nouvelles informations. […] En mars 2009, la British Library acheta 119 lettres encore inédites écrites par les trois filles de De Quincey […]. Les écrits critiques de nombreux érudits de talent, à savoir John Barrell, Patrick Bridgwater, Grevel Lindop […] ont mis en lumière toute une série de nouvelles perspectives sur la vie de De Quincey et sur ses écrits autobiographiques.6

Ainsi, l’archive et son accumulation, plusieurs vagues de chercheurs, d’analystes, et d’exégètes, ont permis, dans une mesure certaine, de « vérifier » les autobiographies de De Quincey pour permettre au biographe d’ouvrir les portes d’une vie jusqu’alors restée très opaque. Morrison précise encore : « This diverse and fascinating body of material has enriched our understanding of almost every aspect of De Quincey’s life and career », « Cet ensemble, divers et passionnant, de matériaux a enrichi notre compréhension de presque chaque aspect de la vie et de la carrière de De Quincey. »7 Morrison évoque, par exemple, ses relations complexes et parfois hostiles avec John Wilson, son collègue au Blackwood’s et son meilleur ami, ou encore ses problèmes d’argent et ses dettes qui le menèrent, pour de courtes périodes, en prison.

Pourtant, au paragraphe suivant, Robert Morrison avoue avoir achoppé sur le mystère De Quincey : « Yet, despite the wealth of new information, De Quincey remains in many ways a remarkably elusive figure », « Pourtant, malgré l’ampleur de ces nouvelles informations, De Quincey reste, par bien des aspects, une figure remarquablement insaisissable. »8 À cette elusiveness, mystérieuse faculté qui consiste pour son détenteur, comme le furet, à échapper aux regards scrutateurs des biographes (comparés à des hyènes par Sackville-West), Morrison assigne deux raisons majeures. La première renvoie à la nature même de l’œuvre biographique qui se mêle d’enquêter dans les arcanes du moi intérieur où elle risque à grands frais de s’égarer. La seconde est, selon lui, due au fait que De Quincey se « cachait » pour se droguer, quoiqu’il en ait publiquement parlé : « Self-representation was often the subtlest of concealments », « La représentation de soi étaient souvent la manière la plus subtile de se cacher. »9

De Quincey aurait donc bien compris l’évolution radicale du temps et de son rapport à l’information.10 C’est d’ailleurs ce à quoi Morrison fait également allusion dès la deuxième phrase de son Introduction : « The mass media that now dominates our lives developed during his lifetime… », « Les mass media qui dominent désormais nos vies se sont développées durant son existence… »11 De Quincey a dès lors mis en lumière un personnage qui, donné sinon en pâture, du moins en peinture, à la société de son temps, lui permettait de cacher qui il était, cela bien au-delà de sa mort. Ce personnage célèbre jusqu’à nos jours, et qui le cache, serait le fameux Opium-Eater, signature qu’il met fréquemment en bas de ses articles dans Blackwood’s, Tait’s, le London Magazine, etc.

Cette aporie, cet obstacle épistémologique du strange tale, dont parlait Mary Gordon, qui empêche le biographe d’avancer, n’a pas été vraiment franchi, dans ces conditions. Avec quoi, quel outil, ou quel artefact, les deux biographes, Sackville-West (1936) et Morrison (2009), vont-t-ils tenter, en quelque sorte, de compenser ce manque ?

L’imagination et l’argent

John E. Jordan, dans la Préface éditoriale de 1974, qualifie ainsi les qualités de Sackville-West :

This was a life that could be « written truthfully » only by someone of great sensitivity, sympathy and imagination. Those qualities Sackville-West possessed. His study remains uniquely valuable, perhaps the most perceptive and essentially truthful of the lives – because one can « believe it », or most of it.

Il s’agissait d’une vie ne pouvant être « écrite en toute vérité » que par quelqu’un d’une grande sensibilité, sympathie et imagination. Ces qualités, Sackville-West les possédait. Son étude reste d’une exceptionnelle valeur, peut-être la plus judicieuse et la plus fondamentalement véridique des vies – parce que l’on peut y « croire », du moins pour la plus grande partie.12

Le crédit d’un des premiers biographes de De Quincey, Sackville-West, provient donc, peu ou prou, de ses qualités d’écrivain. Dans Contre Sainte-Beuve, la qualité de sensibilité est d’ailleurs celle que Proust assigne au non-critique, à l’homme de la créativité « pure » ; sur ce modèle, Sackville-West écrit plus en écrivain qu’en scientifique. La sympathie, fusse au sens fort, relève d’un ethos éloigné de l’esprit scientifique. Quant à l’imagination, vertu coleridgienne par excellence, elle correspond à la faculté qu’a l’artiste de renouveler l’acte de création en dépassant sa propre finitude : Sackville-West semble en faire usage pour entrer dans un jeu littéraire avec son lecteur.

Dès lors, le lecteur de l’œuvre biographique devra lui aussi mettre en œuvre une willing suspension of disbelief qui sera le gage paradoxal de la crédibilité de l’auteur. Mais sans tomber dans une confiance aveugle fondée sur l’abandon aux illusions du poète, il comptera sur son bon sens, qui repose à son tour sur les lois communes de l’expérience vécue et sur une fiable objectivité du pragmatisme et de la conscience. Sur cette base, il n’y a aucune raison pour qu’une grosse erreur d’interprétation échappe à la vigilance du lecteur attentif.

Mais Jordan, en 1974, critique les approximations factuelles de Sackville-West : « He does not try very hard to run down all the facts and present them precisely », « Il n’essaye pas suffisamment de résumer l’ensemble des faits et de les présenter avec précision. »13 Ainsi, à propos des velléités qu’a De Quincey de devenir avocat, Sackville-West écrit :

He seems, indeed, to have kept a few terms, here and there in the next few years ; but with his settlement at Grasmere in 1809, all real intention to pursue the course of his legal studies must virtually have ceased, though he continued for some time to pretend that he was still pursuing them.

Il semble, en effet, avoir suivi quelques trimestres çà et là, les années suivantes ; mais avec son installation à Grasmere en 1809, toute véritable intention de poursuivre le cours de ses études de droit a dû virtuellement prendre fin, même s’il continua quelque temps à prétendre qu’il les poursuivait.14

Jordan commente sans concession : « This is annoyingly vague : we want the « here and there » and the « pretending » spelled out », « Ces propos vagues sont irritants : nous voulons que « çà et là » et « prétendre » soient explicités ».15 Ce spelling out est cette énonciation de faits que les biographes et les chercheurs vont devoir obtenir, et dont Morrison précise qu’ils se sont amoncelés dans les dernières décennies. Néanmoins, Jordan « pardonne » à Sackville-West pour deux raisons : il est un styliste de plein droit (« It is certainly the most readable of the full-scale lives. Surely such a master of language [De Quincey] deserves to be treated by someone who has a way with words », « C’est certainement la plus lisible des vies grandeur nature. Il ne fait aucun doute qu’un tel maître de la langue [De Quincey] mérite d’être traité par quelqu’un qui sait bien écrire »16), et il est un grand lecteur critique de De Quincey : « He brings his literary sensitivity to a fairly complete analysis of De Quincey’s writings », « Il prête sa sensibilité littéraire à une analyse presque complète des écrits de De Quincey. »17 L’œuvre de l’écrivain reste inséparable du projet biographique, un principe peut-être à mettre en lien avec le manque de documentation disponible en 1936 et qu’évoque Sackville-West lui-même : « Contemporary sources of information are comparatively meagre : De Quincey wrote a good deal more about his friends and contemporaries than they wrote about him », « Les sources contemporaines d’information sont comparativement minces : De Quincey écrivait bien plus sur ses amis et contemporains qu’ils n’écrivaient à son sujet. »18

Et à nouveau ce manque de données fiables a à voir avec le caractère évanescent du personnage : « His mysterious life had a quality of unreality, which caused him to be overlooked – I had almost said, to be invisible », « Sa vie mystérieuse avait une qualité d’irréel, qui faisait qu’on le négligeait – qui le rendait, allais-je dire, invisible. »19 Cet invisibilité que le biographe se doit de mettre en phrases, Sackville-West l’a fait pour l’essentiel par ces lectures et ces interprétations, à la fois raisonnées et audacieuses surtout pour son temps, particulièrement inspirées d’un freudisme en pleine expansion.

Comparons maintenant la façon dont Sackville-West et Morrison relatent l’épisode séminal de la mort éprouvante de la sœur de De Quincey, Elizabeth, quand il a six ans, puis celle du père. Voici tout d’abord ce qu’en dit Morrison :

Thomas represented the death of Elizabeth as the most harrowing episode of his life. He rehearsed it again and again in a formative but fruitless attempt to master his sorrow. He never did. The desolating grief he felt at her death marked his terrible fall from Eden into self-consciousness ; and stayed with him until the end. […] There was one more blow to come – a kind of grim coda. Two and a half weeks after Elizabeth passed away, Thomas Quincey [le père] made his will, and the following spring he boarded a West India packet back to England to die.

Thomas représenta la mort d’Elizabeth comme l’épisode le plus atroce de sa vie. Il l’a rejoué encore et encore dans une tentative formatrice mais stérile de maîtriser sa souffrance. Jamais il ne la maîtrisa. Le chagrin désolé qu’il ressentit à sa mort marqua sa chute terrible de l’Eden dans une conscience de soi malheureuse qui resta sienne jusqu’à la fin. […] Un autre coup devait venir – une sorte de coda sinistre. Deux semaines et demi après le décès d’Elizabeth, Thomas Quincey [le père] fit son testament, et au printemps suivant, il montait à bord d’un navire depuis les Caraïbes pour rentrer en Angleterre et y mourir.20

L’énonciation de Robert Morrison se caractérise par une relative sécheresse. La sympathie et la sensibilité, deux des critères mis en avant à propos de Sackville-West par John E. Jordan, sont un peu moins présentes : « harrowing episode », « grim coda » sont descriptifs, la souffrance (« harrowing », « grim ») prenant valeur feuilletonnesque ou esthétisante (« episode », « coda »), autant que l’est « Thomas represented the death of Elizabeth », emploi épuré de la structure de phrase canonique en anglais où le verbe marque ici clairement le refus du biographe d’entrer dans un jeu de connivence avec son objet d’étude : la mort est représentée, il ne tente pas de la « faire ressentir » à son lecteur comme Sackville-West. Avec Morrison, une mimesis assez stricte (certes non dépourvue d’une certaine sensibilité) l’emporte quand même sur le pathos. Le biographe ne veut pas s’en laisser conter. Le jugement est définitif, presque cassant, quant aux efforts à perte de De Quincey pour, supposément, maîtriser sa douleur : « He never did. » En témoignent aussi l’évitement des tropes mais aussi l’absence de pronoms renvoyant au biographe ou au lecteur. L’effet ou l’impression d’objectivité en sont d’autant mieux renforcés, contrairement à ce que l’on constate chez Sackville-West pour la transcription des mêmes épisodes :

At the time, Thomas felt this death as an irreparable and final disaster ; and, as if to press the realization in upon himself, he kept repeating : « Life is finished ! »
But the end was not yet. Two years later his father came home for the last time, to die. […] The passage in which he describes Mr Quincey’s return, seen as it is in that quivering, dream-like light in which all his early experiences are set, transfigures the scene for us as it was transfigured for him.

À cette époque, Thomas ressentit cette mort comme un désastre irréparable et décisif ; et, comme pour se convaincre de cet état de fait, il ne cessait de répéter : « La vie est finie ! »
Mais ce n’était pas encore la fin. Deux ans plus tard, son père rentra pour la dernière fois, pour mourir. […] Le passage dans lequel il décrit le retour de M. Quincey, tel qu’il est perçu dans cette lumière onirique et tremblante dans laquelle toutes ses expériences précoces se tiennent, transfigure la scène pour nous comme elle la transfigurait pour lui.21

Le « as if » correspond à une tentative de dépersonnalisation assumée du biographe qui entre dans les « émotions » de son personnage. Biographe et lecteur sont unis (« us ») dans l’émotion du retour du père par l’entremise du texte littéraire que Sackville-West va citer, et seulement par lui. C’est l’illustration par la citation qui va donner un souffle, un certain lyrisme, une impression de présence à cette biographie. Il s’agit d’un moment de vie jugé non-pertinent par Morrison qui ne l’évoque pas : le défilé lugubre, n’en finissant pas, d’un attelage, ramenant au pas le père malade qui mourra chez lui.

Dans la tradition de Sainte-Beuve, Morrison poursuit, quant à lui, son récit en l’orientant sur la question de l’héritage :

The will was detailed and thoughtful. Quincey left an unburdened estate producing exactly £1600 a year. When his four sons respectively attained the age of twenty-one, they were to have a yearly allowance of £150 each ; his two daughters, when they respectively reached majority, were to have £100 each. The remainder of his assets […] were put at the disposal of his widow.

Le testament était détaillé et attentionné. Quincey laissait une propriété sans dette, ni charge qui donnait exactement 1600 livres par an. Quand ses quatre fils atteindraient respectivement l’âge de vingt et un ans, ils devaient toucher chacun une allocation annuelle de 150 livres ; ses deux filles, quand elles atteindraient respectivement leur majorité, devient toucher 100 livres chacune. Le reste de ses actifs […] était mis à la disposition de sa veuve.22

Le lecteur dispose également, en fin de volume, d’un appendice où figure un tableau avec les équivalences des livres sterling et shillings, décennie par décennie, de 1780 à 1850, et leur conversion en livres sterling de 2008. Morrison introduit ainsi ce tableau : « Money and the lack of it, plays an enormous role in De Quincey’s story », « L’argent et le manque d’argent jouent un rôle énorme dans l’histoire de De Quincey. » Les informations sur l’argent, les dettes innombrables, les demandes d’avances, les testaments, les héritages, les dons d’argent23 sous forme chiffrée, viennent en partie combler ce silence des faits que la biographie ne parvient jamais à combler.

La biographie de Grevel Lindop

Enfin, Grevel Lindop, à mi-chemin chronologiquement des deux auteurs précédents, semble parvenir, sur le plan épistémologique, à un certain équilibre entre les deux. Il est celui qui a supervisé la publication des œuvres complètes de De Quincey aux éditions Pickering and Chatto, de 2000 à 2003. La préface à sa biographie est signée depuis Manchester en 1981 : The Opium-Eater, a Life of Thomas De Quincey. Il est intéressant de voir comment il y pose la formule de sa crédibilité :

A central factor in De Quincey’s personal and literary life was his opium addiction, and I have tried to give a coherent account of how it developed, reading his own reports in the light of external evidence and modern medical and psychological views of addiction. The reader must judge how far I have succeeded in deducing order from chaos of conflicting evidence ; I hope I have managed at least to clarify a few points.

Un facteur central dans la vie personnelle et littéraire de De Quincey était son addiction à l’opium, et j’ai essayé de donner le récit cohérent de la façon dont cela se développa, lisant ses propres témoignages à la lumière des preuves extérieures et des interprétations médicales et psychologiques modernes de l’addiction. Le lecteur doit juger dans quelle mesure je suis parvenu à produire l’ordre à partir du chaos de preuves contradictoires ; j’espère au moins que j’ai réussi à clarifier quelques points.24

En ce qui concerne la fiabilité des textes autobiographiques, la même logique est à l’œuvre :

Throughout the book I have had to draw for important material on De Quincey’s autobiographical writings. […] I have tried to reduce the risks by scrutinizing his testimony for internal consistency and checking it, wherever possible, against external evidence. […] Inevitably I shall have believed too much for some readers and too little for others, but I see no solution to the problem.

Tout au long du livre, j’ai été contraint de tirer beaucoup de matière des écrits autobiographiques de De Quincey. […] J’ai essayé de réduire les risques en examinant ses témoignages pour en jauger la cohérence interne, et je les ai confrontés, quand c’était possible, à des témoignages extérieurs. […] Inévitablement, j’aurai trop cru [De Quincey] pour certains lecteurs, et pas assez pour d’autres, mais je ne vois pas de solution à ce problème.25

La richesse de cette biographie, qui continue à faire référence pour un très grand nombre de chercheurs, repose sans doute sur ce parti pris d’humilité. Premièrement, les données (très) subjectives, essentiellement celles qui sont fournies par De Quincey, sont reconsidérées à l’aune d’éléments extérieurs. Le biographe ne prend rien pour argent comptant : il est un enquêteur. Deuxièmement, le lecteur est clairement validé par l’auteur comme étant l’instance délibérative. Il est en dernière analyse celui qui jugera selon son intime conviction que les pièces apportées au dossier sont traitées avec justesse ou maladresse. Le biographe affirme ses limites, il a travaillé du mieux qu’il a pu : il est prudent et a conscience de ses limites, sinon de ses potentielles failles.

Cette biographie se caractérise en outre par la grande masse d’information qui y est traitée, l’absence de parti pris idéologique fort sans pour autant qu’aucune approche ne soit négligée a priori (psychologie, médecine, etc.), un style vivant et sans excès de lyrisme, l’auteur précisant d’ailleurs très vite qu’il n’a pas choisi de faire une biographie « critique ». Les textes restent des témoignages, mais il précise qu’il espère nourrir la lecture critique des textes grâce à l’accent qu’il met sur la vie de l’auteur. Il espère enfin donner aux lecteurs (encore eux) l’envie d’aller plus loin dans sa lecture des œuvres de De Quincey. Peut-être ce souci permanent du lecteur, allié à une quête très rigoureuse de l’information juste et de la rigueur d’interprétation, ont-ils fait le succès de cette biographie, qui perdure.

Conclusion : trois biographies, trois vies

Sur moins d’un siècle, les trois biographies donnent à l’expérience vécue par De Quincey des éclairages très différents les uns des autres, et très singuliers. Chaque biographie semble presque donner la clé d’une des vies de De Quincey, façonnée par le tempérament et l’approche intellectuelle qui caractérisent son auteur. Depuis le choix d’un style littéraire créant l’empathie avec le lecteur (Sackville-West) jusqu’au souci – notamment – du détail financier le plus rigoureux pour Morrison, l’approche de Sainte-Beuve, fondée sur la recherche des contraintes et difficultés prosaïques de l’existence, semble être toujours plus privilégiée au fil du temps, Grevel Lindop ayant tenté à mi-parcours de trouver un équilibre entre son propre style26 et l’objectivité de l’archive et son interprétation. Pourtant, force est de constater que Morrison, même s’il affirme : « This is the first biography to take account of the complete range of his published and unpublished writings », « Voici la première biographie à prendre en compte la gamme complète des écrits publiés ou non »27, fait l’aveu suivant, dans la phrase qui précède, qui est donc presque la conclusion de sa préface : « Far more than the other great essayists who were his contemporaries – Lamb, Hazlitt, Emerson, and Carlyle – De Quincey speaks to us about our divisions, our addictions, our losses, our selves », « Bien plus que les autres grands essayistes qui furent ses contemporains (Lamb, Hazlitt, Emerson, et Carlyle), De Quincey nous parle de nos divisions, de nos addictions, de nos pertes, de nos « moi » »28. Il semble ainsi que le gain en données chiffrées ou objectives, l’accumulation sans précédent de connaissances sur la vie de l’écrivain, ne parvienne jamais vraiment à briser le mystère épais, sans solution, qui entoure la vie d’un sujet ayant pratiqué, tambour battant et sans relâche, la prolifération de son écriture et la démultiplication de son existence. Tramée à l’intérieur des phrases, agencée dans ses écrits autobiographiques, cette vie parle moins à ses lecteurs par le reflet qu’ils y retrouveraient de leur « parcours » que par la sinuosité impossible à démêler de ce parcours – un motif peut-être prototypique de la vie contemporaine. Le biographe de De Quincey ne peut (se) donner l’illusion d’une complétude (si du moins tel est son objectif) qu’en suivant, selon la méthode qui lui convient le mieux, l’un de ces fils d’Ariane qui ne sera que l’une des routes innombrables que De Quincey a suivies dans sa vie. De Quincey fut lui-même un biographe émérite et ne manqua pas de faire connaître les grandes lignes comme les petits travers des nombreux personnages qui traversèrent son existence, à commencer par les grands romantiques de la « première génération » tels que Wordsworth, Coleridge, Southey. Ainsi, intégrant, en quelque sorte, ses partis pris méthodologiques (sa « préface ») au cœur de la biographie elle-même, il explique comment fut écrite sa biographie de Coleridge, elle qui reste une source d’information importante sur l’auteur de Kubla Khan :

The greater part was really and unaffectedly written […] under circumstances of extreme haste. […] Hence it had occurred to the writer as a judicious principle […] rather to seek after the graces which belong to the epistolary form, or to other modes of composition professedly careless, than after those which grow out of preconceived biographies, which, having originally settled their plan upon a regular foundation, are able to pursue a course of orderly development.

La plus grande partie fut écrite vraiment et sans la moindre affectation […] dans des circonstances de très grande hâte. […] Ainsi l’écrivain a-t-il considéré qu’un principe judicieux serait […] de rechercher les élégances qui relèvent de la forme épistolaire, ou encore de quelque autre mode de composition prétendument négligé, plutôt que celles qui s’élèvent des biographies conçues à l’avance, celles qui, ayant dès l’origine fondé leur plan sur une fondation régulière, sont capables de suivre le chemin d’un développement ordonné.29

De Quincey théorise en quelque sorte son absence de théorie en précisant qu’il a composé sa biographie de Coleridge au fil de la plume, la course des mots et des réminiscences sur le papier, une certaine inspiration de la mémoire, suffisant amplement. Il peut également s’agir de cette « pudique draperie », étoffe de son écriture, dont nous avons vu plus haut que De Quincey, en sujet britannique, se refusait à l’arracher. L’écriture et sa vérité interne semblent toujours se suffire, et surplomber la quête d’informations objectives chez lui. Et de même, pour les biographes de De Quincey, il semble que ce qui se présente comme une ligne droite plus scientifique, plus objective, ne soit ni plus ni moins que l’une des innombrables voies possibles permettant d’approcher la vie du personnage.

Notes

1 John E. Jordan, « Editorial Preface », in Edward Sackville-West, A Flame in Sunlight, Life and Work of Thomas de Quincey, London, The Bodley Head, 1974, p. xi. Mary Gordon est citée par John E. Jordan, auteur de la Préface éditoriale à cette réédition de la première biographie de Thomas De Quincey, publiée en 1936. Précisons ici qu’en 1936, une autre biographie de De Quincey, riche et très bien informée, fut publiée par Horace A. Eaton : Thomas De Quincey : A Biography, London, Oxford University Press. Sauf mention contraire, les traductions sont les nôtres. Retour au texte

2 Jacques Derrida, « Le Hors-Livre », La Dissémination, Paris, Seuil [coll. « Tel Quel »], 1972, p. 27. Retour au texte

3 Edward Sackville-West, A Flame in Sunlight, op. cit., p. xv. Retour au texte

4 La profession de foi de Rousseau dans l’incipit des Confessions est la suivante : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Rousseau, Les Confessions I, Paris, Gallimard [coll. « Folio »], 1973, p. 33. Retour au texte

5 Thomas De Quincey, Confessions of an English Opium-Eater, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 3. La traduction proposée est celle de Pierre Leyris : Les confessions d’un opiomane anglais, Paris, Le club français du livre, 1959, p. 3-4. Retour au texte

6 Robert Morrison, The English Opium-Eater, a Biography of Thomas De Quincey, London, Weidenfeld and Nicolson, 2009, p. xv. Retour au texte

7 Ibid., p. xv. Retour au texte

8 Ibid., p. xvi. Retour au texte

9 Ibid. Retour au texte

10 On peut ici songer à un changement d’épistémè au tournant du XIXe siècle et de l’entrée dans une nouvelle ère, dont les romantiques se font l’écho. Ce changement d’épistémè se révèle tout spécialement par le changement dans le rapport à l’information et à sa transmission. De Quincey y est particulièrement sensible. Foucault permet de mieux comprendre cette césure majeure: « Dans une culture et à un moment donné, il n’y a jamais qu’une épistémè, qui définit les conditions de possibilité de tout savoir. Que ce soit celui qui se manifeste en une théorie ou celui qui est silencieusement investi dans une pratique », Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 179. Retour au texte

11 Morrison, The English Opium-Eater, op. cit., p. xiv. Retour au texte

12 Edward Sackville-West, A Flame in Sunlight, op. cit., p. xi. Retour au texte

13 Ibid., p. xii. Retour au texte

14 Ibid. Retour au texte

15 Ibid. Retour au texte

16 Ibid., p. xiii. Retour au texte

17 Ibid. Retour au texte

18 Ibid., p. xv. Retour au texte

19 Ibid. Retour au texte

20 Robert Morrison, The English Opium-Eater, a Biography of Thomas De Quincey, op. cit., p. 16. Retour au texte

21 Edward Sackville-West, A Flame in Sunlight, op. cit., p. 11. Retour au texte

22 Robert Morrison, The English Opium-Eater, a Biography of Thomas De Quincey, op. cit ., p. 17-18. Retour au texte

23 De Quincey fit à Coleridge, sur son héritage, un don équivalent à environ 20 000 euros de 2019. Il ne voulut jamais que Coleridge sût que ce don venait de lui. Retour au texte

24 Ibid. Retour au texte

25 Grevel Lindop, The Opium-Eater, A Life of Thomas De Quincey, London, J.M Dent and Sons Ldt, 1981, p. x. Retour au texte

26 Grevel Lindop est lui-même poète. Retour au texte

27 Robert Morrison, The English Opium-Eater, op. cit., p. xvii. Retour au texte

28 Ibid. Retour au texte

29 Thomas De Quincey, Recollections of the Lakes and the Lake Poets, Harmondsworth, Penguin English Library, 1970, p. 100. Retour au texte

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Référence électronique

Thomas Leblanc, « De Quincey préfacé : trois biographies, une vie  », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/88

Auteur

Thomas Leblanc

Université Paris VII-Denis Diderot
LARCA - ED 131

Droits d'auteur

CC-BY-NC