Les « héros du retrait » dans les mémoires et les représentations de l’Europe contemporaine. Histoire et fictions, dir. Michel Fabréguet et Danièle Henky

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Les « héros du retrait » dans les mémoires et les représentations de l’Europe contemporaine. Histoire et fictions, dir. Michel Fabréguet et Danièle Henky, Paris, L’Harmattan [coll. « Inter-National »], 2020

Texte

L’objet de ce volume est d’examiner un certain nombre de destinées, fictives ou réelles, à l’aune des réflexions que l’essayiste allemand Enzensberger consacra aux « héros du retrait »1, ceux qui se signalent non par une action retentissante et couronnée de succès, mais par leur capacité à renoncer au pouvoir, relâcher leur contrôle, accepter de se voir dépossédés, y compris de leur propre action.

Les articles réunis couvrent un large éventail chronologique et géopolitique, se permettant d’ailleurs une excursion hors de l’Europe – pour s’intéresser, il est vrai, à un président sud-coréen (Roh Tae-woo) qui convoque volontiers l’histoire européenne pour la comparer à celle de son pays. Aux côtés de figures plus médiatisées comme Kádár (dans l’article de Catherine Horel) ou Suarez (dans celui de Sophie Baby), les lecteurs se familiariseront avec Hans Modrow, « le dernier ministre-président socialiste de la RDA » (dans l’article de Nadine Willmann), avec l’œuvre méconnue de Harry Stinton, dessinateur et aquarelliste de la Première Guerre mondiale (dans l’article de Chantal Dhennin-Lalart, qui ouvre le bal), ou avec celle du Serbe Borislav Pekić, partiellement traduite en français (dans l’article de Jelena Antic).

Un concept perd en précision ce qu’il gagne en extension, et le présent volume n’est évidemment pas à l’abri de ce risque. Ainsi, l’étude qu’Anne Schneider et Thérèse Willer consacrent au dessinateur et écrivain Tomi Ungerer, après une brève réflexion sur un personnage qu’on peut en effet considérer comme un « héros du retrait » (le personnage éponyme de Jean de la Lune), opère un tour de passe-passe pour s’intéresser à la charge subversive d’autres héros ungereriens. Peut-on associer cette subversion active, ludique et triomphante à l’impuissance croissante qu’Enzensberger attribue au héros du retrait, progressivement débordé par les processus qu’il a contribué à lancer, et perdant la maîtrise des représentations qui sont faites de lui-même et de son action ?2

Cette question se pose dans une moindre mesure pour l’article de Michel Fabréguet, l’un des éditeurs scientifiques du volume. L’article porte sur Erwin Rommel qui, confronté aux percées des Alliés, a réussi un repli (plus ou moins ordonné, en tout cas sans désastre) des troupes allemandes en Égypte et en Lybie puis, un an après, en Normandie. Cette maîtrise permet de qualifier Rommel, non de héros du retrait, mais de héros de la retraite. On ne peut nier la continuité entre retrait et retraite ; du reste, l’article rappelle l’importance, pour la réflexion d’Enzensberger, de la réflexion de Clausewitz selon laquelle la retraite est, de toutes les opérations militaires, la plus délicate et la plus exposée au danger. Rommel apparaît ainsi comme le pendant militaire des figures politiques étudiées ailleurs dans le volume ; mais il figure aussi l’exception : c’est l’une des rares figures historiques à avoir maîtrisé un tant soit peu les conditions de son repli, contrairement à Suarez, Kadar, Modrow ou Gorbatchev. Après quoi il a certes été mis à l’écart puis contraint au suicide, mais on ne peut conclure que cette issue découle des processus militaires qu’il a orchestrés. Il ne s’ensuit pas que Rommel n’aurait pas dû trouver place dans ce volume ; au contraire, son cas présente un intérêt indéniable. Mais c’est un cas-limite, qui semble d’ailleurs peiner à trouver sa place : il n’a pas été intégré à la deuxième ou à la quatrième partie, portant sur les figures historiques, mais à une première partie hétéroclite, couvrant deux guerres mondiales ; l’article qui lui est consacré suit immédiatement celui qui s’attache à la figure d’Adam Czerniakow, président du Judenrat de Varsovie. Il est des voisinages moins problématiques.

S’agissant de ces figures historiques, celles-ci ont été réparties dans différentes parties du volume. La première, comme on l’a dit, manque quelque peu d’unité ; la deuxième est en revanche d’une grande cohérence, se consacrant aux dirigeants politiques ayant permis la « sortie d’une dictature totale » (deux d’entre elles, Adolfo Suarez et János Kádár, sont d’ailleurs prises comme exemples de « retrait » par Enzensberger) ; puis, après une troisième partie consacrée aux figures fictionnelles, vient une quatrième partie qui revient à des « Personnalités historiques à la manière de héros de fiction ». On peut se demander ce qui, dans la vie de Robert Delavignette, Roh Tae-woo ou Benoît XVI, les rapproche de « héros de fiction » plus que Rommel ou Suarez.

Si ces découpages peuvent surprendre, la qualité du volume est évidente. Tout lecteur sera certainement convaincu de l’intérêt d’une approche associant études historiques et études littéraires, s’agissant de figures dont les actions sont ambivalentes et les représentations contradictoires. Ainsi les articles de Michel Fabréguet et de Michal Hausser Gans allient, à une extrême précision historique, des réflexions bienvenues sur les lectures contrastées qu’ont fait naître la carrière de Rommel (dans ses représentations cinématographiques notamment) ou le suicide d’Adam Czerniakow. De même, Sébastien Bertrand ne se contente pas de rappeler, avec une précision appréciable pour les non-spécialistes, les étapes tortueuses de la carrière de Roh Tae-woo (qui, porté au pouvoir par la dictature militaire en Corée du Sud, mit fin à cette dictature et se fit élire au suffrage universel), il s’intéresse aux modèles que celui-ci se donna, aux représentations qu’il proposa de sa propre action, avant d’être rattrapé par des images moins flatteuses.

En définitive, l’hypothèse des éditeurs scientifiques s’avère fructueuse : les réflexions théoriques d’Enzensberger fournissent un cadre interprétatif à l’action souvent énigmatique, incohérente et/ou avortée de certaines figures, réelles ou fictives. C’est sans doute en raison de cette opacité que nombre d’entre elles sont tombées dans l’oubli ; il n’y avait pas place pour elles dans les représentations collectives. Les articles ont dès lors le double mérite de sauver ces figures de l’oubli et de l’illisibilité. Les écrits de Robert Delavignette (objet de l’article d’Anthony Mangeon), qui n’entrent ni dans le cadre théorique et politique de la colonisation, ni dans celui des revendications d’indépendance, peuvent ainsi faire l’objet d’une lecture nuancée, de même que l’étonnante renonciation du pape Benoît XVI (qu’Isacco Turina étudie dans le dernier article du volume). Le volume évite à ces figures d’être marginalisées par les représentations les plus répandues du pouvoir, de l’action et de l’héroïsme. Sur le plan littéraire, similairement, l’article extrêmement intéressant que Danièle Henky consacre aux personnages de Le Clézio fait ressortir la cohérence de son œuvre et, sans en amoindrir la singularité, la rattache à une réflexion d’ensemble.

Ainsi, après avoir dirigé un volume intitulé Grandes figures du passé et héros référents, Michel Fabréguet et Danièle Henky incitent les chercheurs à s’intéresser, au contraire, à des figures souvent mineures et, surtout, impropres à servir de « référents », tant leur action paraît obscure et indéchiffrable. Mais l’examen de cette action permet de repenser les valeurs collectives, implicites ou explicites, à l’aune desquelles toute figure du passé se voit appréciée. Il est probable, et assurément souhaitable, que leur démarche inspire d’autres travaux sur cette question.

Notes

1 Hans Magnus Enzensberger, « Die Helden des Rückzugs. Brouillon zu einer politischen Moral der Entmachtung », initialement paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 9 décembre 1989, reproduit in H. M. Enzensberger, Zickzack. Aufsätze, Frankfurt am Main, Surhkamp, 1997, p. 55-63. Retour au texte

2 « C’est typiquement le lot du démolisseur historique que de saper, par son travail, aussi sa propre position. La dynamique qu’il déclenche le balaie, son succès l’engloutit », Enzensberger, « Les héros du retrait. Brouillon pour une morale politique de la destitution », in Feuilletage, trad. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard [coll. « NRF/L’infini »], 1998, p. 63 ; cf. aussi « Celui qui abandonne des positions ne cède pas seulement du terrain, mais aussi une part de lui-même », p. 61. Retour au texte

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Alison Boulanger, « Les « héros du retrait » dans les mémoires et les représentations de l’Europe contemporaine. Histoire et fictions, dir. Michel Fabréguet et Danièle Henky », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 30 mars 2021, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/90

Auteur

Alison Boulanger

Université de Lille, ALITHILA

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