Mon oncle ce tyran : la composition culturelle au service de la diabolisation de Vortigern

DOI : 10.54563/gfhla.289

Plan

Texte

Un lourd héritage littéraire

Loin d’être limitée aux seules périodes antiques et médiévales, la représentation des tyrans continue de fasciner les auteurs et les artistes contemporains. La figure de Vortigern conserve une place de choix dans les réécritures de la légende arthurienne, étant notamment présentée comme l’opposé symbolique du roi Arthur : au lâche usurpateur répond le glorieux souverain, si bien que Vortigern apparaît ponctuellement en tant que figure de contraste dans les réécritures de la matière de Bretagne, notamment dans la bande dessinée et au cinéma. Peu de sources documentaires ont été conservées sur ce personnage : les rares éléments attestés en font un souverain breton du Ve siècle de notre ère, à moins qu’il n’ait été un chef de clan, un notable ou un clerc. Si son nom signifie « grand roi »1, il est à noter que Vortigern est surtout passé à la postérité, par l’intermédiaire de la littérature, pour des actes répréhensibles et souvent immoraux2. D’après Gildas et Bède, suivi en cela par Geoffroy de Monmouth puis Wace qui ont considérablement amplifié ce récit3, il aurait conspiré avec les Pictes dans le but de faire assassiner son prédécesseur, le roi Constantin II, puis se serait allié aux Saxons contre les Pictes et aurait ainsi largement contribué aux premières vagues d’invasions saxonnes sur l’île de Bretagne. Destitué au profit de son fils Vortimer, il aurait de nouveau eu recours à l’assassinat afin de récupérer le trône. Régicide, filicide et traître : ainsi le souverain regroupe-t-il plusieurs caractéristiques du tyran, et demeure associé à une atmosphère de violence et de déloyauté.

Dans son Historia regum Britanniae, Geoffroy de Monmouth – et à sa suite Wace dans sa translation, le Roman de Brut – insiste sur l’image négative de l’usurpateur. L’auteur développe notamment l’épisode de la tour de Vortigern, qui permet pour la première fois d’associer le personnage de Merlin à la destinée des souverains bretons. Afin de se protéger des Saxons qui ravagent le royaume, Vortigern décide de faire construire une immense tour, mais chaque nuit l’édifice s’écroule (§ 106). Pour fortifier la construction, des mages lui conseillent de sacrifier sur l’emplacement de la tour un enfant né sans père. L’on amène alors au roi le jeune Merlin, enfant conçu par un démon incube ayant abusé de sa mère. Cependant, avant d’être sacrifié, Merlin révèle l’erreur des mages et précise que la tour s’écroule en réalité parce qu’elle est bâtie sur un étang où dorment deux dragons, l’un blanc et l’autre rouge. Vortigern, impressionné par Merlin, choisit de vérifier la véracité de ses propos. Une fois l’étang vidé, deux dragons apparaissent en effet et s’affrontent rapidement. Merlin interprète alors le combat et y lit l’avenir du royaume : le dragon rouge, symbole de la nation bretonne opprimée, finira par vaincre le dragon blanc, incarnation des envahisseurs saxons ; par ailleurs, les fils de Constantin, Aurèle Ambroise et Uther Pendragon, viendront reprendre le pouvoir à l’usurpateur Vortigern. Les prophéties de Merlin s’accomplissent et marquent la disparition de Vortigern, qui meurt brûlé dans sa tour (§ 119). Par une certaine ironie tragique, la construction protectrice souhaitée par le tyran contribue ainsi à sa perte. Après maintes péripéties, dont des affrontements guerriers et des métamorphoses magiques, Uther est couronné (§ 135), et donne par la suite naissance au plus célèbre souverain de l’île de Bretagne : Arthur (§ 138).

En 2017, le réalisateur britannique Guy Ritchie propose une nouvelle version de la légende arthurienne, qui réunit plus directement les figures opposées de Vortigern et d’Arthur – en éludant d’ailleurs presque entièrement le rôle de Merlin. Le film King Arthur : Legend of the Sword – en version française, Le roi Arthur : la légende d’Excalibur – est une relecture hollywoodienne à grand spectacle de l’ascension au pouvoir d’Arthur, très librement inspirée de l’Historia regum Britanniae. Dans cette superproduction, l’intrigue politique et familiale est resserrée : si Vortigern apparaît toujours comme un usurpateur et un tyran, il est ici également le frère cadet d’Uther. Dans une réminiscence d’Hamlet, ce décalage générationnel permet de rapprocher Vortigern et Arthur, en faisant du tyran l’oncle paternel du jeune héros. Cette modification altère par ailleurs la dynamique du film en cumulant enjeux publics et personnels dans le combat que mène Arthur afin d’accéder au trône : le film de Ritchie met en scène le regroupement de forces populaires derrière le jeune Arthur (Charlie Hunnam) afin de renverser le tyrannique Vortigern (Jude Law), parvenu au pouvoir par fratricide. Vortigern devient ici un oncle destructeur, adepte de la magie noire, et il cumule les caractéristiques négatives tant d’un point de vue personnel que politique.

Il s’agira dans cet article d’analyser le renouvellement narratif et esthétique du personnage du tyran dans King Arthur : Legend of the Sword, afin de souligner les enjeux de l’organisation manichéenne proposée par Ritchie. La transposition de la légende sur grand écran s’appuie ici sur des procédés traditionnels, qui une fois cumulés tracent le portrait hyperbolique d’un tyran de cinéma. La représentation de Vortigern répond à différentes logiques de diabolisation qui accentuent l’image néfaste du traditionnel usurpateur politique. Cette mise en scène, poussée à l’extrême, de l’ennemi d’Arthur, est conçue par des effets d’échos et de parallèles, afin que le personnage trouve chez le spectateur une inquiétante résonnance. En faisant de Vortigern une composition de différents despotes de l’histoire européenne, le réalisateur condense dans son personnage tous les codes négatifs, et propose ainsi de renforcer le contraste entre le héros et son adversaire.

Une esthétique manichéenne

Si le cinéma est parfois un medium de la subtilité, ce n’est pas le cas dans King Arthur : Legend of the Sword, en particulier lorsqu’il s’agit de la représentation de Vortigern. Guy Ritchie fait ici le choix d’une photographie explicite à outrance : par ses effets visuels rappelant souvent une esthétique de jeu vidéo, par le budget engagé, par sa distribution et sa simplicité narrative, le film répond aux critères de production d’un blockbuster. Bien que les retombées économiques n’aient pas été à la hauteur des attentes et des sommes initialement engagées, l’intérêt premier du film était bien le divertissement de masse, ce qui contribue à expliquer le choix du réalisateur de privilégier le spectacle plutôt que l’art de la nuance. Dans ce medium de l’image, la question de l’apparence est essentielle, et la représentation de Vortigern participe ainsi activement de la diabolisation du personnage. Le tyran, interprété par Jude Law, est associé à des teintes sombres et apparaît le plus souvent vêtu de tissu ou de cuir noir, parfois surmonté d’une délicate fourrure noire. Le personnage ayant une ascendance forte sur son entourage, cette esthétique sombre est étendue à ses seconds, à l’ensemble de son armée, ainsi qu’à son épouse, dont les cheveux de jais suggèrent déjà une forme de noirceur associée à Vortigern. Le choix de la distribution contribue d’ailleurs à cette esthétique : Katie McGrath, actrice choisie pour interpréter l’épouse de Vortigern – ici nommée Elsa –, est connue du grand public pour son rôle de personnage néfaste et destructeur dans la série télévisée Merlin (BBC One, 2008-2012), où elle interprétait la sorcière Morgane. Bien que la figure d’Elsa soit ici limitée à une fonction secondaire dans la narration, sur laquelle nous reviendrons, son interprétation par Katie McGrath est nécessairement influencée par cette « persona » de l’actrice4 : en voyant apparaître celle-ci à l’écran, le spectateur est tenté de voir se superposer à l’image d’Elsa celle de Morgane, et peut donc être orienté vers une réception négative du personnage, du fait de rôles précédemment joués par l’actrice. Cette association est d’autant plus évidente ici que la jeune actrice possède une filmographie encore restreinte, et que le cadre arthurien du film invite à établir, de façon plus ou moins consciente, des parallèles avec d’autres réécritures de la légende, telles que la série britannique Merlin. Par un effet de complémentarité, la représentation de son épouse contribue à accentuer l’image négative de Vortigern.

L’entourage du tyran joue en effet un rôle déterminant dans sa caractérisation. Si autour de Vortigern tout n’est que noirceur, à l’inverse c’est une impression de lumière éclatante qui caractérise son frère aîné, Uther (Eric Bana), le souverain légitime présenté au début du film. L’image de Vortigern est conçue par contraste : alors qu’Uther est associé à des couleurs chaudes – rouge, jaune, doré – et semble être l’incarnation du bon souverain et du bon père de famille, Vortigern est quant à lui un être distant et froid, représenté avec des vêtements et dans des environnements aux teintes principalement noires, bleues et vertes. Le rôle de l’usurpateur est mis en évidence par les choix esthétiques lors de la réalisation, qui garantissent sa représentation négative en le plaçant en situation d’infériorité face au grand roi Uther. Cette logique manichéenne est encore plus accentuée lors des séquences de confrontation des deux personnages principaux, Arthur et Vortigern. La première scène qui réunisse l’oncle et le neveu, une fois ce dernier adulte, se déroule dans les geôles du tyran, où Arthur a été emprisonné : il ignore encore sa véritable ascendance et ne comprend donc pas pourquoi le souverain, Vortigern, l’a fait arrêter. Vortigern, après avoir reconnu son neveu, choisit de le faire exécuter, sans autre motif que la crainte de perdre son trône : Arthur s’avère être le seul capable d’extraire l’épée Excalibur de la roche dans laquelle elle est plantée, et se révèle être ainsi le roi promis par une ancienne prophétie. En évinçant ce concurrent légitime, Vortigern souhaite garantir son autorité. Leur première scène de dialogue repose sur une construction manichéenne qui définit clairement les rôles : le jeune Arthur, vêtu de blanc, est le héros bafoué, tandis que Vortigern, tout en noir, est l’oppresseur qu’il s’agira d’affronter (fig. 1).

Fig. 1.

Fig. 1.

Le roi Vortigern (Jude Law) prend la mesure de son prisonnier Arthur (Charlie Hunnam) – 35 min, 17 s.

Le plan moyen présente les deux personnages en face-à-face, avant que le jeu des champ/contre-champ ne montre leur dialogue. Ils ne sont toutefois pas placés sur un pied d’égalité, afin de renforcer le décalage entre leur position actuelle et la suite – attendue – du film, où Arthur renversera son oncle tyrannique. À droite de l’image, le héros emprisonné apparaît assis sur le sol. Cette apparente infériorité est nuancée par le fait que le jeune homme occupe un plus grand espace à l’image : ses jambes étendues lui permettent de dominer l’espace de la cellule, ce qui est encore accentué par la composition de l’image où les rais de lumière oblique font écho à la position de ses jambes. À l’inverse, Vortigern placé à gauche est en position surélevée. Cette supériorité, qui renvoie à son actuel statut royal, s’accompagne d’une image de rigidité et d’enfermement : Vortigern a choisi de se placer au fond de la cellule, dos aux barreaux dont il partage la verticalité. Arthur a beau être menotté, sa position dissimule en grande partie ses liens ; il est par ailleurs placé du côté de la grille ouverte de la cellule. Même dans cette scène de confrontation, le héros est ainsi associé à une image d’ouverture et d’évasion, annonçant la suite de la narration, tandis que Vortigern se trouve symboliquement pris au piège dans ses propres geôles. L’alternance des plans rapprochés sur les deux personnages, lors de leur dialogue, accentue cette impression : l’on note derrière Arthur une certaine profondeur de champ et une lumière chaude, alors que derrière Vortigern se cumulent grille et mur de pierre, à peine éclairés de teintes grises et bleutées. L’opposition est totale entre les deux personnages et s’affirme tout au long du film.

Un tyran diabolisé

Vortigern n’est jamais perçu comme un guerrier, mais comme un politicien et un manipulateur, dont la délicatesse tend vers la faiblesse et contraste apparemment en tout point avec le puissant et viril Arthur (Charlie Hunnam). La représentation de Vortigern s’assombrit et suit une logique de diabolisation, qui passe notamment par une esthétique sanglante. Le tyran est décrit comme sensible à la magie, ce qui justifie son désir de se tourner vers la magie noire pour parvenir à ses fins, sans que cette affinité particulière ne soit jamais explicitée. Être confronté à une forte présence magique provoque chez lui des saignements de nez. Plus tard, dans un mouvement d’exaspération, il tranche la tête d’un immense serpent placé en hauteur, se trouvant ainsi aspergé du sang de l’animal. Ainsi, alors même que le personnage ne combat que rarement, et contrairement une nouvelle fois à Arthur, son visage est régulièrement maculé de sang, ce qui contribue à cette esthétique négative de personnage inquiétant. Vortigern affiche un comportement de plus en plus violent, qui se reflète dans l’assombrissement de ses vêtements et des décors qui l’entourent. Les choix moraux du personnage, notamment sa décision d’assassiner son frère pour prendre le pouvoir, et ensuite de tenter d’assassiner son neveu pour conserver le trône, entraînent des conséquences physiques nettement visibles : Vortigern apparaît avec les yeux de plus en plus creusés et les traits tirés, sous une apparence qui n’est pas sans rappeler le terrifiant empereur Palpatine de Star Wars (fig. 2). À mesure que le tyran fait le choix d’une magie destructrice – pour lui et pour les autres – à des fins politiques, son image s’assombrit et se dégrade peu à peu : Ritchie fait appel à une image simple et à des échos cinématographiques pour souligner à quel point Vortigern est corrompu par son désir de puissance.

Fig. 2.

Fig. 2.

Vortigern sombre du côté obscur – 1 h, 9 min, 12 s.

La diabolisation du tyran est également inscrite, dans la narration, sur les plans politique et militaire. Le personnage apparaît pour la première fois lors d’une grande bataille opposant son frère Uther à Mordred5, alors qu’il conseille à Uther de capituler. Face au souverain protecteur qui cherche à défendre son royaume, Vortigern est un lâche prêt à abandonner dès la moindre résistance. Cette image est confirmée pendant le reste du film, qui établit des parallèles discrets avec l’Historia regum Britanniae afin d’insister sur la traîtrise inhérente au personnage. Tout comme le Vortigern décrit par Geoffroy de Monmouth pactise avec les Pictes puis avec les Saxons, le tyran de Ritchie pactise avec des Vikings. Le choix de cette modification du peuple ennemi peut être imputé au succès de productions récentes, notamment la série télévisée Vikings (History, 2013-…), et au fait que l’image – en grande partie fantasmée – des Vikings soit plus présente à l’esprit des spectateurs que celle des Pictes, notamment6. Dans King Arthur : Legend of the Sword, Vortigern promet de livrer dans un premier temps dix mille jeunes garçons comme esclaves aux représentants vikings, ainsi que cinq mille supplémentaires chaque année, en échange d’accès maritimes. Le déséquilibre de l’échange souligne l’horreur de la situation : Vortigern est prêt à condamner la jeunesse de son royaume pour obtenir l’accès à des routes imprécises, qui ne semblent pas jouer de rôle particulièrement stratégique dans la politique menée par le tyran. Cet échange contribue à souligner sa soif de domination, qui s’étend au-delà des frontières de son royaume. Le personnage est déshumanisé et perçu comme inutilement cruel : en plus d’être un usurpateur, il est un traître à son peuple, qui ne conçoit le maintien de son autorité que par la destruction.

Un mal qui se propage

Comme son esthétique sombre, l’image de déshumanisation de Vortigern est étendue à l’ensemble de ses troupes. Ses soldats portent des masques métalliques – au demeurant fort peu pratiques – qui dissimulent leur visage et leur ôtent ainsi toute identité propre. Ritchie emploie ici un procédé traditionnel des films d’action, qui vise à dé-personnifier la foule des « méchants », constituée par les simples soldats agissant pour le compte du principal ennemi. Ainsi représentés, ces personnages ne sont pas présentés comme des individus avec leur personnalité, mais comme des serviteurs dont les exactions sont dès lors imputables au « grand méchant ». Ce procédé permet également de dédouaner le héros dans sa quête de justice ou de rédemption : puisque les ennemis, souvent nombreux, sont au moins partiellement déshumanisés, peu importe que le héros provoque leur mort. De plus, d’un point de vue matériel, la dissimulation du visage des soldats offre la possibilité au réalisateur de faire appel aux mêmes acteurs et cascadeurs pour diverses séquences, afin de limiter le nombre de participants au tournage – et donc de limiter une partie des frais de production. Visuellement, il est enfin plus aisé de multiplier le nombre des armées lorsque celles-ci sont constituées d’êtres similaires, sans visage ni identification possible, à l’instar des « Stormtroopers » de la saga Star Wars ou, ici, des troupes de Vortigern regroupées face au tyran, augmentées par des effets numériques7. La déshumanisation des soldats permet ainsi d’accroître l’armée de Vortigern, tout en garantissant que la faute ne soit pas partagée entre tous ses hommes mais reste bien associée à la seule figure du tyran.

Par des échos aux caractéristiques traditionnellement associées à Vortigern, représentées ici de façon accentuée, Guy Ritchie cherche à insister sur la dimension néfaste du personnage – au point de limiter sa crédibilité. L’insistance sur le rôle de ses troupes suggère que le tyran est incapable d’agir seul, et ce jusque dans les situations les plus triviales. Si le film reprend par exemple une logique médiévale en montrant Vortigern, alors roi, en train de se faire vêtir et armer par des serviteurs, le spectateur ne peut toutefois qu’y lire une critique du caractère impérieux et du sentiment de supériorité du personnage : pour le public de 2017, le tyran refusant de se vêtir lui-même ne peut paraître que comme une figure hautaine à laquelle il est impossible de s’identifier. Par ailleurs, Vortigern ne parvient pas au pouvoir par ses propres moyens mais fait appel à une magie noire qu’il ne maîtrise que partiellement. Sa tour, représentée dans le film et inspirée des éléments fournis par l’Historia regum Britanniae, est l’outil d’une consolidation magique : les dragons de la prophétie de Merlin sont ici remplacés par trois terrifiantes sirènes exigeant de lourdes offrandes, qui semblent renvoyer à la fois aux Moires de la mythologie grecque, par leur capacité à intervenir sur les destins humains, et aux sorcières de Macbeth, par leurs desseins impénétrables mais visiblement destructeurs. Avec l’aide des sirènes et dans une forme de réinterprétation du pacte de Faust, Vortigern se transforme en guerrier démoniaque, reprenant les principaux codes esthétiques du barbare de fantasy : torse nu, musculature proéminente, arme impressionnante – il s’agit ici d’une double faux de guerre – et casque en forme de crâne (fig. 3). L’affrontement final opposant ce monstre à Arthur n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’esthétique du combat contre Gael, le Chevalier-Esclave du jeu Dark Souls III : Ritchie tend à faire de Vortigern un boss de jeu vidéo de fantasy, dont le pouvoir est accru par ses métamorphoses, et qu’il est nécessaire de combattre en plusieurs phases. Ce n’est que sous cette apparence maléfique que Vortigern parvient à tuer Uther et à s’emparer du trône, et il faudra à Arthur plusieurs tentatives pour pouvoir le vaincre définitivement.

Fig. 3.

Fig. 3.

La métamorphose de Vortigern en guerrier démoniaque s’appuie sur une esthétique de jeu vidéo – 1 h, 48 min, 2 s.

La représentation négative du personnage s’étend jusqu’à la sphère personnelle et familiale, et ne se limite pas au seul acte – déjà particulièrement répréhensible – de fratricide. Loin de la relation positive entre le neveu et son oncle maternel, héritée de la littérature épique et médiévale, Ritchie s’appuie sur le traditionnel rôle néfaste de l’oncle paternel8. Par l’instauration originale de liens de parenté dans King Arthur : Legend of the Sword, Vortigern et Arthur sont placés dans une relation de concurrence pour le pouvoir, d’autant plus accentuée qu’aucune relation personnelle n’est établie entre les deux hommes puisque le jeune Arthur est élevé loin de la cour royale. Les liens du sang ne sont alors pas complétés par des liens affectifs. C’est donc une relation conflictuelle que Vortigern entretient avec son neveu, en cherchant à le faire éliminer pour garantir ses prétentions au trône. Par ailleurs, la quête du pouvoir absolu de Vortigern l’entraîne à sacrifier les êtres qu’il aime à la demande des sirènes, lesquelles lui procurent en échange ses dons maléfiques. Les victimes, tuées par Vortigern lui-même, constituent des offrandes rétribuées par la transformation provisoire du tyran en guerrier démoniaque. Ainsi Vortigern accepte-t-il de sacrifier son épouse Elsa pour tuer Uther, puis sa fille Catia dans l’espoir de tuer Arthur. Ces meurtres sacrificiels reproduisent un schéma générationnel suivant une répartition genrée : la vie de l’épouse et mère est livrée en échange de la disparition du frère, et la vie de la fille est sacrifiée pour le neveu. La magie noire ainsi représentée et appliquée à la structure familiale répond à une logique de destruction absolue : il ne s’agit pas pour Vortigern de sacrifier une vie pour en sauver une autre, ce qui constituerait une forme d’échange magique cohérente, mais bien ici de sacrifier une vie pour pouvoir en sacrifier une autre. Suivant une logique hyperbolique, la magie à laquelle fait appel le tyran est une force dévastatrice qui se nourrit de la mort pour créer la mort et qui, par ailleurs, n’est pas entièrement fiable : Vortigern ne peut en effet vaincre Arthur, malgré le sacrifice de sa fille. Il est à noter que ces deux personnages féminins, qui constituent l’essentiel de l’entourage personnel du tyran, ne font qu’une apparition ponctuelle dans le film, étant présentes toutes les deux à l’écran durant à peine plus de 2 min pour un film de 126 min. Leur présence dans la narration ne sert qu’à prouver l’ampleur de la folie de Vortigern. Les figures de Catia et d’Elsa, nom dont la résonnance germanique n’est bien entendu pas anodine lorsqu’il s’agit de représenter un dictateur, sont intégrées au film pour mieux en être évincées et jouent dès lors un rôle commun de faire-valoir dans le processus de diabolisation de Vortigern.

Une multitude de modèles

Ainsi Guy Ritchie fait-il appel à presque tous les procédés cinématographiques traditionnels de représentation de l’opposant afin d’accentuer l’image négative du tyran. Cette diabolisation vise à glorifier par contraste Arthur, le héros du film, en s’appuyant sur les bases posées par Geoffroy de Monmouth et en empruntant à divers personnages culturels, littéraires et historiques. Le Vortigern de Ritchie apparaît comme une composition esthétique et narrative de différents usurpateurs et despotes. Malgré les apparitions ponctuelles du personnage dans les adaptations audiovisuelles de la légende arthurienne, aucun consensus n’est pour le moment créé autour de Vortigern. Ritchie choisit donc de former son tyran à partir d’éléments épars empruntés à la fois à des modèles réels et fictionnels. La structure narrative rappelle ainsi des traits généraux de Caracalla, qui lui aussi tue son frère pour ne pas avoir à partager le pouvoir. Ici, le fratricide et le coup d’état n’ont d’autre justification que la soif de pouvoir de Vortigern. Cependant, la logique de King Arthur : Legend of the Sword partage plus directement la trame d’Hamlet – sans parvenir toutefois à l’élégance et la subtilité de la tragédie shakespearienne. Par le meurtre de son frère, l’usurpation du trône et la tentative d’assassinat de son propre neveu, Vortigern se fait avatar de Claudius. Le film entretient d’ailleurs d’autres clins d’œil à Hamlet, à l’instar de la représentation du cadavre de Catia flottant sur les eaux, qui n’est pas sans rappeler dans son esthétique la mort d’Ophélie9. Ces modèles comportementaux insistent sur le thème de la trahison familiale et soulignent le caractère tragique de l’ascension au pouvoir d’Arthur, forcé de lutter contre son oncle : les sources d’inspiration culturelles de Vortigern ont dès lors une influence positive sur l’image du héros.

Par différents procédés de citation, le film de Guy Ritchie établit des parallèles entre Vortigern et des figures tyranniques passées à la postérité. Le personnage connaît une nette évolution dans sa relation à ses sujets : souhaitant d’abord être aimé, il se contente rapidement d’être craint. Il se nourrit de la peur de son peuple: « When people fear you, I mean really fear you, it is the most intoxicating sensation a man can possess. »10 La peur est un outil au service de son règne ; évoquant ses sujets, il ajoute : « They may even hate me. I’ll let them hate, just as long as they fear. »11 Le film propose ici un renvoi direct à Caligula et à son célèbre « Oderint, dum metuant12. » C’est par la terreur que Vortigern souhaite exercer son pouvoir et il ne tolère pour cela aucune concurrence. Lorsque les Vikings négocient les accords maritimes, ils questionnent Vortigern sur sa légitimité : « There are rumours, great king […], of a king other than yourself. »13 Cette remarque fait écho à la situation d’Hérode dans sa représentation biblique, auquel l’on annonce la naissance d’un autre roi promis par les prophètes14. Il est d’ailleurs éloquent que ce parallèle soit établi au moment où Vortigern s’apprête, à son tour, à sacrifier des milliers de jeunes garçons15 : par le clin d’œil à Hérode, Ritchie insiste sur l’illégitimité du tyran et sur ses pratiques cruelles.

C’est surtout par des images marquantes que le réalisateur traduit les liens symboliques entre Vortigern et ses modèles, en particulier par l’intermédiaire d’autres représentations artistiques. L’image du souverain tyrannique emprunte à plusieurs reprises à l’empereur Commode, tel qu’il apparaît dans Gladiator (2000) de Ridley Scott. Guy Ritchie propose le même type de séquence où le tyran défie le héros prisonnier et le menace avant de procéder à son exécution publique16 : si, chaque fois, la séquence est un échec pour l’usurpateur, Vortigern et Commode emploient les mêmes procédés d’intimidation et de violence physique pour tenter d’affaiblir leur ennemi – respectivement Arthur et Maximus. La position même du tyran, avachi sur un trône bien trop grand et accoudé sur sa gauche, est similaire dans les deux films, et est régulièrement reprise à la télévision et au cinéma pour souligner l’incapacité du tyran à régner efficacement17. Ces rapprochements invitent à voir en Vortigern non seulement un souverain autoritaire, mais encore un assassin, un usurpateur et un despote. Il est alors cohérent que Ritchie insiste longuement sur la comparaison entre Vortigern et Hitler, figure tyrannique par excellence dans la pensée occidentale. L’oncle d’Arthur met ici en place un régime autoritaire d’inspiration nazie et reprend même dans son esthétique certains symboles du Troisième Reich. Les larges plans d’ensemble laissent apparaître des images d’aigle sur le palais, ainsi que sur les bannières et les capes des soldats de Vortigern : cette représentation semble osciller entre l’aigle noir nazi et l’aigle romain, donnant alors un aspect plus antique à la scène. Vortigern impose également la déportation et le marquage des jeunes hommes : pour trouver l’héritier d’Uther, il exige que tous essayent de retirer Excalibur de la pierre ; une fois la tentative effectuée, les hommes sont marqués au fer rouge sur l’avant-bras, dans une pratique rappelant les tatouages des prisonniers des camps. Les êtres sont déshumanisés et marqués comme du bétail, sans que cette situation ne soit contestée ni signalée comme problématique par les personnages. Avec une forte insistance, les échos au contexte de la Seconde Guerre mondiale se cumulent : la séquence où Vortigern affirme son pouvoir face à la foule et s’apprête à exécuter Arthur est clairement marquée par une résonnance hitlérienne. Le salut que ses troupes lui adressent est une forme à peine détournée du salut nazi, répété au cri de « Hail King Vortigern ! »18 Si le geste est légèrement altéré, il reste suffisamment identifiable pour souligner la menace que représente le tyran (fig. 4). Le film de Ritchie s’inscrit ainsi discrètement dans le « Nazisploitation revival »19 perceptible dans la culture populaire des années 2010, tel que le décrit Daniel H. Magilow. L’image d’Hitler et toutes les connotations négatives associées au régime nazi viennent renforcer la diabolisation de Vortigern en lui donnant un référent historique clairement identifiable et bien présent à l’esprit des spectateurs.

Fig. 4.

Fig. 4.

D’un mouvement du bras proche de la gestuelle nazie, Vortigern impose sa domination à ses sujets – 37 min, 42 s.

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Ainsi le Vortigern interprété par Jude Law est-il un palimpseste de diverses figures tyranniques empruntées à la fois à la littérature, à l’art et à l’histoire. Si l’inspiration médiévale demeure, sa diabolisation est poussée à l’extrême par une accumulation d’échos historiques et culturels. La figure traditionnelle de l’usurpateur politique et du traître se double ici d’un mage noir balayant toutes les considérations éthiques, morales et familiales. Cette diabolisation à l’extrême, souvent à la limite du ridicule, est conçue pour valoriser par contraste le personnage d’Arthur : King Arthur : Legend of the Sword se construit sur la force du spectacle et sur une dynamique d’opposition, laquelle tend à réduire les personnages – et les éléments d’intrigue – à une lecture manichéenne quelque peu sommaire. Le héros du film de Guy Ritchie est bien éloigné de son modèle littéraire, au point que son ennemi, le tyran Vortigern, doive lui aussi être fortement altéré pour que la réécriture de la légende conserve une logique interne. Alors que le jeune Arthur devient par l’interprétation de Charlie Hunnam un chef de gang et un leader mafieux, certes empreint d’une certaine générosité, il devient nécessaire de concevoir un opposant particulièrement ignoble pour pouvoir rendre acceptable cet Arthur ne répondant pas à la définition traditionnelle du roi légendaire. Au sein de la narration, il faut un « méchant » poussé à l’extrême pour amener le spectateur à voir en la mafia arthurienne, forme corrompue de la démocratie, un moindre mal par rapport à la tyrannie de Vortigern, forme corrompue du pouvoir monarchique. C’est donc à la fois une fonction de faire-valoir et d’opposant qu’occupe Vortigern : la superposition d’autant de traits négatifs chez le personnage vise à atténuer, par comparaison, le comportement souvent répréhensible du jeune héros. De fait, la figure du tyran n’existe dans la narration que comme étalon volontairement biaisé d’un système – politique, social et même éthique – appelé à disparaître.

Notes

1 André Crépin, dans ses commentaires à la récente traduction de l’œuvre de Bède, choisit même de désigner Vortigern par l’expression « super-chef » : voir Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, I, 11, éd. André Crépin, Michael Lapidge, Pierre Monat et Philippe Robin, Paris, Cerf [coll. « Sources chrétiennes », vol. 489, 490 et 491], 2005, t. I, p. 162. Sur l’origine du nom Vortigern, voir également Alban Gautier, « Tres Cyulae : Portrait des Saxons en navigateurs » dans Alban Gautier, Marc Rolland et Michelle Szkilnik (dir.), Arthur, la mer et la guerre, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 47-66 (p. 55). Retour au texte

2 Vortigern est évoqué plus ou moins directement par Gildas dans le De Excidio et Conquestu Britanniae, par Bède dans l’Historia ecclesiastica gentis Anglorum, dans la Chronique anglo-saxonne et l’Historia Brittonum , et par Guillaume de Malmesbury dans les Gesta regum Anglorum. La postérité a toutefois principalement retenu le Vortigern présenté par Geoffroy de Monmouth et Wace au cours du XIIe siècle. Retour au texte

3 Voir la contribution d’Alban Gautier à ce numéro. Retour au texte

4 Nous proposons ici d’employer le terme de « persona » afin de désigner l’image publique d’un acteur ou d’une actrice, notamment définie par ses rôles marquants : ainsi de Sean Connery toujours aujourd’hui associé à l’image de son personnage de James Bond, de Christopher Walken perçu comme un éternel méchant, ou encore d’Helena Bonham Carter dont les rôles de femme excentrique et souvent dangereuse dominent. Certains interprètes bénéficient ainsi d’une persona positive ou négative, qui peut contribuer à leur succès mais aussi risquer de les enfermer dans un type de rôle prédéfini. Retour au texte

5 Guy Ritchie s’affranchit des sources médiévales de la légende, en rapprochant ces deux personnages traditionnellement séparés de deux générations (Uther étant le père d’Arthur, et Mordred son neveu). Or, Mordred devient ici un sorcier plus âgé qu’Uther et Vortigern, sans lien de parenté avec la famille royale. Retour au texte

6 Sur la représentation des Vikings entre réalité historique et imaginaire collectif, voir Alban Gautier, « Pourquoi les Vikings nous fascinent-ils autant ? », The Conversation, mis en ligne le 4 mars 2018, consulté le 10 mai 2019 [URL : https://theconversation.com/pourquoi-les-vikings-nous-fascinent-ils-autant-92445]. Retour au texte

7 Cette augmentation artificielle des forces de l’ennemi n’est pas propre aux usages informatiques, mais constitue l’un des éléments traditionnels pour souligner sa puissance et sa dangerosité – dans la lignée des hyperboles de la littérature épique. Sur les procédés de représentation d’armées avant l’usage du numérique, voir notamment les travaux de l’artiste Chris Evans, ainsi que l’article de Jesus Diaz, « How the Original Star Wars Trilogy Fooled Everyone With Matte Paintings », Sploid, mis en ligne le 19 janvier 2015, consulté le 12 septembre 2018 [URL : https://sploid.gizmodo.com/the-amazing-matte-paintings-from-star-wars-and-their-cr-1680372651]. Retour au texte

8 Sur le rôle de l’oncle paternel et sur la question des conflits familiaux au Moyen Âge, voir notamment Laurence Leleu, « Semper patrui in fratrum filios seviunt / Les oncles se déchaînent toujours contre les fils de leurs frères. Autour de Thietmar de Mersebourg et de sa Chronique. Représentations de la parenté aristocratique en Germanie vers l’an mille dans les sources narratives », Revue de l’IFHA, n° 2 (2010), p. 180-186. Retour au texte

9 Pensons par exemple au tableau de John Everett Millais, Ophelia (1851-1852, Tate Britain), ou encore à celui d’Alexandre Cabanel, Ophélie (1883, collection particulière). Retour au texte

10 « Quand l’on te craint au plus haut point, il n’est pas de sensation plus grisante qu’on puisse éprouver. » Les traductions sont issues de la version française du film proposée dans l’édition DVD, Guy Ritchie, King Arthur : Legend of the Sword, 37-38 min. Retour au texte

11 « Peut-être même me haïront-ils. Qu’ils haïssent, pourvu qu’ils tremblent », ibid., 37 min. Retour au texte

12 Suétone, Vie de Caligula, XXX. Retour au texte

13 « Il y a des rumeurs, ô roi […], d’un roi autre que vous-même », ibid., 65-66 min. Retour au texte

14 Évangile selon Matthieu, 2.1-6. Retour au texte

15 Évangile selon Matthieu, 2.16-18. Retour au texte

16 Gladiator, 151-154 min; King Arthur: Legend of the Sword, 36-40 min. Une séquence identique apparaît également dans A Knight’s Tale (2001) de Brian Helgeland (109-111 min). Retour au texte

17 Gladiator, 67 min; King Arthur: Legend of the Sword, 65 min. La même attitude désinvolte est par exemple affichée par le personnage de Joffrey dans la série Game of Thrones (HBO, 2011-2019). Retour au texte

18 « Vive le roi Vortigern! », King Arthur: Legend of the Sword, 37 min. Retour au texte

19 « Renouveau de l’exploitation de l’imagerie nazie » (nous traduisons), Daniel H. Magilow, « Nazisploitation : An Introduction », in Daniel H. Magilow, Elizabeth Bridges et Kristin T. Vander Lugt (dir.), Nazisploitation ! The Nazi Image in Low-Brow Culture and Cinema, New-York, Continuum Books, 2011, p. 5. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Justine Breton, « Mon oncle ce tyran : la composition culturelle au service de la diabolisation de Vortigern », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 15 juillet 2019, consulté le 17 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/289

Auteur

Justine Breton

Université de Picardie Jules-Verne, CAREF (EA 4697)

Droits d'auteur

CC-BY-NC